Dans les prochaines années, on dira probablement, d’un trait, comme si ces choses allaient très bien ensemble, « On est la mi-juin il fait chaud les filles portent des jupes il y a le Monodrama Festival à la Banannefabrik », à tel point ce début d’été qui pointe et les premiers spectacles du festival semblent inséparables : les petites salles de l’ancien entrepôt se chauffent rapidement, avant ou après les spectacles le public traine devant la porte ou sur les canapés de la grande salle d’entrée pour boire des bières fraîches et discuter sur ce qu’on vient de voir, quelque part Filipp Markiewicz met du rock et l’ambiance est bon enfant, voire plus, parce que affinités.
Évidemment, le Fundamental Monodrama Festival, fondé par son actuel directeur Steve Karier, en 2009, n’est pas qu’une grande fête. C’est un lieu de découverte et d’échange, un lieu pour artistes peu conventionnels, on n’a qu’à penser à la formidable Truth Box, de l’artiste tunisienne Meriam Bousselmi, montrée en 2013, une boîte/confessionnal où rentrait un spectateur et un acteur (jouant le rôle, selon un des vingt petits scénarii variés, de quelqu’un qui se confessait). C’est également un festival international et multidisciplinaire. On y verra et a vu des pièces de théâtre et de la danse, de la performance et du storytelling, dans des productions anglaises, turco/syriennes, américaines, maliennes, allemandes, et cetera.
Cette année-ci, c’était Filipp Markiewicz qui – avant de faire le DJ – a inauguré le festival par son pamphlétaire Discopolitik – We’re fucked, Let’s dance, avec un Luc Schiltz barbu et à moitié à poil (comme d’hab’, quoi) avant qu’on enchaîne, les jours suivants, avec trois pièces qui avaient en commun leur côté témoignage intime : Hak, écrit par l’auteur turc Berkay Ateş, puis traduit en syrien et joué par Amal Omran, actrice syrienne, reconnue dans son pays avant la guerre, mais qui vit en exil, depuis, pour cause d’activisme, raconte la peur omniprésente en Syrie. La peur d’une dictature, puis la peur d’un million de nouveaux dictateurs, ces hommes à la longue barbe, la peur de vivre la mort d’un proche, comme tous ces pères qui ont perdu leurs enfants. Dans un monologue très imagé (avec comme un souvenir de vieux cantique arabe : c’est tellement poétique que par moments on finit par ressentir le sable crisser sous nos pieds, la chaleur s’abattre sur nos têtes, la soif nous nouer la gorge), Amal Omran raconte l’instant fatidique où un garçon de seize ans s’est jeté devant une balle de fusil qui lui était destinée, tirée par un homme dont elle était amoureuse, enfant.
Wot ? No Fish ? écrit et interprété par Danny Braver-man et dirigé par Nick Philippou est l’histoire, racontée tout simplement, du cordonnier Ab Solomons, grand-oncle de Braverman lui-même, et des petits dessins qu’il fabriquait, chaque semaine, pour sa femme, pendant les soixante ans qu’a duré leur vie commune. En projetant une sélection d’images sur une grande toile et en les commentant une à une, Braverman décrit ainsi, avec beaucoup d’humour et d’affection, non seulement les péripéties de sa propre famille (il apparaît lui-même sur quelques images), avec leurs angoisses, hontes, amours et joies (le fils autiste, l’absence de petits-enfants, la maladie, les rituels juifs, le sexe), mais également toute une ville, en l’occurrence Londres, en constante mutation, ainsi que la communauté juive dans laquelle il a grandi. Les quelques 3 000 images du grand-oncle, découvertes dans l’appartement du fils de ce dernier, marchand d’art et ami de Francis Bacon, sont d’ailleurs montrés dans une exposition dans le quartier même où il a vécu une grande partie de sa vie. Un très grand moment de narration.
À portée de crachat, de Taher Najib, déjà montée au Théâtre des Capucins par Sophie Langevin et portée par Denis Jousselin que – au moins depuis La Nuit juste avant les forêts – on admire pas mal (surtout lorsqu’il est seul sur scène), raconte, à son tour, avec une ironie acerbe, les humiliations d’un homme qui n’a pas d’identité fixe : arabe et israélien, considéré comme un danger dans son propre pays où les cafés se vident quand il commande, par mégarde, une bière en arabe, ou traité comme un terroriste en herbe à tous les guichets d’aéroport, le personnage de la pièce va d’un mépris et d’une situation absurde à l’autre dans une tentative de dire la folie de ce monde.
Mais le Fundamental Monodrama Festival, c’est aussi des projets hors les murs (de la Banannefabrik), comme The Immortals, de Jérôme Konen, avec Leila Schaus, où l’actrice joue, dans la rue (en l’occurrence, sur la place Clairefontaine ou la Place d’Armes), une figure féminine légendaire, comme Médée ou Lysistrate et confronte le spectateur inaverti à une petite performance, ou un spectacle de marionnettes malien, Il n’y a pas de petites querelles, de et avec Yaya Coulibaly, selon un conte d’Amadou Hampâté Ba, ou encore une allégorie sur l’art et la guerre, intitulée Land ohne Worte, de l’auteure allemande très célébrée (et balaize, pour le dire ainsi) Dea Loher.
Au cours de ces dernières années, ce petit festival, avec ces petites pièces qui se jouent dans de petites salles, a vraiment, malgré (ou grâce à) sa simplicité, déclenché une grande réflexion, sur ce que l’on peut et doit dire, quand on est seul sur un plateau, armé de quelques bibelots, face à un public qui connaît plutôt le théâtre à effets, plus rapide, celui qui tend plus vers l’action. Et le programme continue les prochains jours…