Monsieur Jean et Monsieur Jean est l’histoire d’une rencontre étonnante ; celle d’un même personnage, enfant, face à lui-même, quarante ans plus tard. La rencontre, la confrontation, de ses rêves de gamins et de sa réalité d’adulte.
Ce très joli spectacle tout public à partir de huit ans est une coproduction de Traffo, le programme des arts de la scène du CarréRotondes, et de United Instruments of Lucilin, ensemble de musique de chambre créé il y a quinze ans, dédié exclusivement à la création et à la diffusion d’œuvres contemporaines (XXe et XXIe siècles). Il sera donné encore ce week-end avant de plier bagages pour mieux reparaître en octobre dans les Rotondes rénovées, puis de partir en tournée la saison prochaine.
À l’origine du projet, l’envie de développer une pièce autour du théâtre d’objets et de la musique contemporaine, et le désir de faire se rencontrer des artistes de différents horizons. À l’écriture et à la mise en scène, la Belge Agnès Limbos – déjà l’invitée à plusieurs reprises de Traffo et créatrice de spectacles ayant tourné dans le monde entier –, une des grandes signatures du théâtre d’objets. Voici comment elle racontait son rapport à ce style au journal La Libre Belgique, en 2012 : « À 32 ans, je me suis dit : maintenant, Agnès, il faut faire quelque chose. J’ai commencé le théâtre d’objets. C’est-à-dire jouer avec des objets, comme les petits jouets dans les boîtes à lessive. Je prenais une planchette à pain et je jouais dessus, c’était déjà toute une proposition (…) Les objets, on les prend pour leur valeur brute. Tu prends un chalet suisse, c’est un chalet suisse avec tout ce que cela évoque. L’impact est immédiat. C’est un théâtre d’auteurs. On est dans un rapport petit-grand et très cinématographique. L’objet n’est pas créé pour le théâtre. C’est nous qui le squattons... »
Dans le théâtre d’objets de Monsieur Jean et Monsieur Jean, tout un monde surgit des pupitres où sont installés les Jean, à deux hauteurs différentes, comme évoluant dans deux espaces-temps distincts : maison, wagon, locomotive, poissons... Le récit, combinant des éléments du mime, de la danse, est ainsi pris en charge par ces objets, par la voix et le corps des comédiens et par la musique : un violon, un trombone qui se fait parfois souffle du vent, des percussions de différents horizons (le tam oriental, différent du gong, le hyoshigi japonais, traditionnellement utilisé dans le nô), mais aussi un boulier, un sac plastique s’envolant...
Habitant l’espace de la scène, le duo Jean jeune/Jean vieux fonctionne à merveille. Au jeu fin, au corps élégant de danseur classique, aux bras et mains qui parlent, aux yeux noirs qui roulent du jeune Luca De Michele répondent le regard tendre et étonné, la solidité mêlée de délicatesse de Marc Planceon. Deux comédiens en lien fort avec la danse ; le premier par sa formation (il pratique depuis quinze ans le ballet classique et le jazz à l’école de danse Sara Eden), le second par son intérêt pour la place du corps et ses travaux en collaboration avec des chorégraphes. Entre eux deux, la conteuse Betsy Dentzer, qui joue le rôle du narrateur dans un récit tour à tour pris en charge par elle-même mais aussi par les deux Jean.
Monsieur Jean enfant ne rêve que de devenir « mesureur de poissons » (le métier existe réellement !), de nager au milieu des océans parmi les créatures aquatiques, d’évoluer dans cette fluidité. L’histoire sera tout autre. « Je pars, j’arrive... mais où est-ce que j’arrive ? » s’interroge le jeune Jean, en italien. Lui et sa famille fuiront leur pays. Direction la mine : « Le patron te donne du travail, tu dis merci patron ! Tous les jours tu descends à la mine, tu remontes, le patron te donne de l’argent. Tu rentres à la maison, tu donnes l’argent à la mamma, la mamma est contente. Tu es satisfait, tu es un homme, et basta ! » « Basta, basta ! », répètent les comédiens, accompagnant le mot du geste ferme des mains qui semblent dire : « C’est tout, c’est simple, c’est la vie. Pas d’autres questions à se poser. »
Pas de pessimisme ou de noirceur dans ce constat. Tout juste une nostalgie imminente comme des souvenirs et des noms d’amis égrainés, des photos projetées sur un écran sur la scène qui accompagnent la réflexion d’Agnès Limbos : « Comment se fait-il qu’on n’arrive pas à réaliser ses rêves d’enfance, une fois adulte ? » Une pièce infiniment tendre et poétique à découvrir d’urgence en famille.