De drôles de ballons blancs qui défient les lois de la pesanteur, un danseur et une danseuse, en parallèle, puis se croisant, puis ensemble. Des blousons colorés qui se présentent, seuls, sur des cintres descendant du plafond, et dont la forme gonflée s’étire, se dégonfle au gré des mouvements que l’un imprime sur l’autre. Une musique en décalage, une impression de fluide ininterrompu cassé par des mouvements plus hachés, une lumière s’appuyant sur l’obscurité...
Jill Crovisier, première chorégraphe « émergente » à montrer son spectacle devant le public de la Banannefabrik, possède un langage bien à elle, très original. Formée en Chine, en France et aux États-Unis, travaillant en Israël, puis en Australie, elle a créé la pièce We are we, mettant en scène des dynamiques différentes, la force et la douceur, cherchant l’équilibre entre différentes forces. Une sacrée personnalité dans la génération émergente de chorégraphes luxembourgeois.
Les Émergences, c’est justement le nom que le Trois C-L (Centre de création chorégraphique luxembourgeois) a donné à ce nouveau programme de soutien à la jeune création. Outre une aide financière, les artistes sélectionnés bénéficient d’un riche encadrement, artistique, administratif, technique et en communication. Les Émergences prennent le relais du programme Create your future, lancé en 2013 en collaboration avec l’Agence luxembourgeoise d’action culturelle (Alac). Il ambitionne de donner les meilleurs outils de production aux jeunes chorégraphes, de les accompagner, mieux armés, dans la vie professionnelle et, à plus long terme, de les établir comme une plateforme de diffusion nationale et internationale pour leur faire bénéficier du vaste réseau du Trois C-L. En prélude, les artistes ont pu donner un avant-goût de leurs spectacles au public au Cercle Cité, de façon informelle.
Du 23 au 26 avril, quatre chorégraphes et leurs danseurs ont donc constitué la première partie de ces Émergences : Jill Crovisier, Simone Mousset, Léa Tirabasso, et le duo Annick Schadeck et Michèle Tonteling. Comme toujours à la Banannefabrik, la qualité, l’inventivité, la nouveauté, l’excellence même, étaient au rendez-vous.
Chez Simone Mousset, c’est la musique qui a présidé à la création. Sa pièce Their Past est un écho à l’impressionnante Middle Symphony : très cinématographique, l’œuvre du compositeur russe Yuri Khanon se prête parfaitement aux tournoiements de Simone et des danseuses Elisabeth Schilling et Hannah Ma. Au milieu des deux interprètes en longues jupes de taffetas rouge, Simone Mousset, en simples T-shirt et pantalon, va, vient, s’accroche à l’une, à l’autre... La jeune femme, formée en Angleterre et au Liban, questionne ici une possible fusion entre danses contemporaine et traditionnelles.
D’un univers encore très différent, Love me tender, de Léa Tirabasso, joue avec l’humour, la tendresse et la violence, toute la palette du sentiment amoureux, de la vie de couple, maniant les fantasmes, les non-dits, l’absurde. Elle fait passer le public de la rencontre, hilarante, au milieu d’un parterre de fleurs entre la jeune danseuse (Rosie Terry), exaltée, et le danseur (Joachim Maudet), étonné, se laissant presque faire comme un pantin, à des corps à corps à l’animalité brusque, devenant ensuite plus tendres.
Le dernier spectacle de cette première partie des Émergences était probablement le plus extrême. Avec D’Steck, Annick Schadeck (qui travaille pour des compagnies comme le Zhukov Dance Theatre ou le Ballet Preljocaj) et Michèle Tonteling (scénographe et créatrice de costumes vivant et travaillant à Berlin) ont imaginé une fascinante plongée dans un univers contemporain déshumanisé. Rappelant au début, par certains aspects, Alan’s Psychedelic Breakfast (dans l’album Atom Heart Mother des Pink Floyd, 1970), la pièce nous conduit ensuite dans une ambiance saturée de musique techno où évolue Annick Schadeck, vêtue d’un effrayant masque de coq, d’une fausse poitrine opulente et d’un « costume de peau » constellé de cloques. Le contraste est impressionnant entre le corps menu et délicat de la danseuse, son visage aux traits fins et élégants et les expressions inquiétantes qu’elle imprime par moments à son visage. La pièce manque certes de simplicité, d’épure, mais la toute dernière partie, une très faible lumière éclairant le corps très peu mouvant de la danseuse, est un magnifique moment.