C’est un chuintement particulier, appuyé, glissé sur un ton étrange, qui devrait lui mettre la puce à l’oreille... Une façon bien spécifique de faire siffler le « ch » de chien : « Chien chien... », souffle Linda à l’oreille de Léda. Voilà une bonne heure que les deux femmes partagent un même espace de la superbe maison de Linda, plantée sur son île privée. Un huis clos forcé par lequel elles doivent passer. Linda, belle et élégante, est la femme du patron du mari de Léda, alias « Bourriquet », « cadre de troisième rang ». Pour Léda, la rencontre ne devrait être qu’un simple apéritif de courtoisie en attendant les époux : « Est-ce qu’on ne devrait pas en profiter pour instaurer un rapport de sociabilité bienveillante, voire d’intimité amicale ? » Mais Linda, elle, a tout de suite reconnu son amie d’enfance avec laquelle elle s’adonnait à de cruels jeux... « T’as un chien toi ? Un chien-chien... » articule-t-elle de façon condescendante, collée à l’autre, presque inquiétante.
Chien-chien, de Fabrice Roger-Lacan, nouvelle production du Tol (Théâtre ouvert Luxembourg), est un régal de finesse sur les (en)jeux de pouvoirs interhumains. Sur les « choses de l’enfance » pas digérées. Un passé qui pour Léda, n’existe plus : c’est précisément le propre du passé pour la prof de math un peu rigide qu’elle est devenue presque par hasard. Pour Linda, en revanche, c’est un passé qui ne passe pas. Pour Léda, ce passé est « juste une poignée d’anecdotes un peu sales » et elle s’offusque que Linda la tienne « avec ça ». Linda, elle, soutient : « On est marquées, imprégnées... (sous entendu par l’enfance). Tu t’es trouvé un toutou et moi un négrier. »
Fine et pertinente quand elle décrit la psychologie des personnages, l’écriture de Fabrice Roger-Lacan l’est aussi lorsqu’elle évoque le rapport au temps, chargé de cet « avant ». Ce petit adverbe qui semble bénin, mais qui est chargé de tant de significations : « avant quoi ? » Est-ce parce que l’auteur est le petit-fils de Jacques Lacan que l’on pointe tant de jeux de mots riches de sens dans sa pièce ? Celui à qui l’on doit Cravate club ou encore Irrésistible possède une écriture brillante. L’intrigue de Chien-chien l’est aussi, qui possède la force d’entraîner le spectateur dans des endroits inattendus.
Automatiquement, dès le début de la pièce, les positions sociales des deux femmes créent un rapport de force, une hiérarchie tacite que la politesse ou la bienveillance voudrait que les protagonistes feignent d’ignorer. Mais Linda ne l’entend pas de cette oreille et se délecte de sa supériorité. Sadique, jouissant du pouvoir qu’elle exerce sur l’autre, méprisante. Oui mais... Ce n’est pas là que l’auteur veut nous emmener. Pas seulement, en tous cas. Chien-chien se situe hors de toute caricature, du simple rapport binaire collant les personnages dans des cases immuables. La pièce est plutôt un ping-pong permanent dans lequel les rôles s’inversent sans cesse, où il est bien difficile de s’identifier ou de prendre parti pour l’une ou pour l’autre, où le suspense réside autant dans les expressions extrêmes des personnages que dans les émotions ressenties par le spectateur.
Véronique Fauconnet, directrice artistique du Tol, et Colette Kieffer, membre du théâtre de poche, sont parfaites dans les rôles de ces créatures passionnantes : cruelles, calculatrices, égoïstes, souffrantes, sur le fil, à la limite. Humaines, très humaines.