Il s’agit, après La Pointe courte (1955) et un premier détour par le format court, de son deuxième long-métrage. Tourné à Sète dans un quartier de pêcheurs, on se souvient que La Pointe courte était dédié à « Pierre F. », le mari de son amie Suzou décédé d’un cancer au cours du tournage. Seulement effleuré dans ce dernier film, le thème de la maladie sera désormais décliné au féminin et abordé directement dans Cléo de 5 à 7. Pendant deux heures exactement (de 5 à 7h), minute après minute, le temps s’égrène, anxieusement, dans l’attente de découvrir les résultats d’une analyse médicale. Une attente pour le moins superstitieuse : le tic-tac d’une pendule se fait soudainement oppressant, tandis que les rues de Paris se remplissent d’oiseaux de mauvais augures. Ailleurs un miroir se brise, signe de malheur là encore. La terrible maladie est nommée dès la séquence d’ouverture, lors d’une mémorable scène de chiromancie. Les épreuves d’une vie se lisent dans les cartes de tarot, jusqu’à la dernière, macabre, sans appel sur l’issue tragique de Cléo (féerique Corinne Marchand), chanteuse angélique frappée par la fatalité dans la fleur de l’âge et de la beauté…
Que faire, et comment vivre, quand on se sait par avance condamné ? Cette question grave, essentielle, Tolstoï l’avait posé à ses lecteurs en écrivant La Mort d’Ivan Ilitch (1886), puis à son tour Akira Kurosawa en réalisant Vivre (1952), chef-d’œuvre du maître japonais adapté du même récit du romancier russe. La maladie, en faisant entrevoir la mort dans chaque plan, dans la moindre lumière ou réplique échangée, est un ressort dramatique et narratif bien connu en Occident. Son récit fondateur se trouve dans le Nouveau Testament, avec la venue de Jésus annonçant, de son vivant, sa mort prochaine pour le salut de l’humanité. C’est aussi le regard mélancolique que revêt toute Vierge à l’enfant, où transparaît par avance le sort réservé à sa progéniture. Tout est alors perçu selon un écart temporel, entre d’un côté la présence vivante de l’actrice à l’écran et de l’autre l’absence, la funeste disparition qui se prépare déjà au loin. Cela, Agnès Varda le sait ; et c’est là que sa formation en histoire de l’art entre en jeu. Non seulement Florence, le vrai prénom de Cléo, est une allusion à la ville italienne. Mais Flore étant aussi la déesse du printemps, on songe, par extension, au Printemps (1478) de Sandro Botticelli, fameux panneau mythologique situé à la Galerie des Offices de Florence. Une formation perceptible également dès ses premières réalisations, comme lorsqu’elle expérimente l’art de la mosaïque ou se prend en photo de profil pour marquer la ressemblance avec les figures pieuses de Bellini. Sans oublier, bien entendu, la coupe au bol à la Jeanne d’Arc qu’Agnès Varda arbora toute sa vie durant…
D’où le mélange des styles, ancien et moderne, qui cohabitent tout au long de Cléo de 5 à 7. Tout à la fois comédie musicale, taxi-movie et errance urbaine, l’histoire de Florence-Cléo tient aussi bien de la tragédie que de la fable chrétienne. Comme dans Le Bonheur (1965), l’autre chef-d’œuvre d’Agnès Varda, le printemps est à la fin et au commencement de la vie, bouclant un cycle temporel tendu vers une improbable résurrection…