Tant a été dit ou fait sur le travail de Bernard Marie Koltès, pis, tant ont repris son Roberto Zucco à leur sauce, parfois dans la grossièreté la plus totale, mais le plus souvent dans une virtuosité transcendantale. C’est la formule qu’on attacherait volontiers à la version livrée par Paul-Émile Fourny à l’Opéra-Théâtre de Metz. Un Zucco chargé de magnifique dans les images, d’ingéniosité dans la monstration et de moments de grâce au plateau… Une force théâtrale pure qui nous a happés comme une puissante vague, pris dedans quoique sans encombre et, surtout, réjouis.
Bernard-Marie Koltès, auteur dramatique loué dans le monde entier, connaît une fin tragique succombant au sida en 1989. Disparu à l’aube d’une ère numérique qui l’aurait franchement influencé, Koltès laisse une bibliographie majeure, encensée par l’ensemble de la scène théâtrale internationale, depuis Chéreau dans les années 1980, à Paul-Émile Fourny, ici à Metz, quarante ans plus tard, en passant par Muriel Mayette-Holtz et Le Retour au désert contesté, à la Comédie-Française en 2007. Aujourd’hui traduit dans plus de trente langues, le théâtre de Koltès est étudié à l’école, en fac et il est l’un des plus joués au monde. Assurément pour la vision littéraire du spectacle qu’il colporte et la priorité au langage qu’il adjoint dans la mise en scène de ses textes.
Koltès décrivait Roberto Succo – celui du réel – comme mythique, « C’est Samson, et en plus abattu par une femme, comme Samson. C’est une femme qui l’a dénoncé. Il y a une photo de lui qui a été prise le jour de son arrestation, où il est d’une beauté fabuleuse. Tout ce qu’il a fait est d’une beauté incroyable. » Dans les mots de Koltès, Succo devient Zucco, homme de passage, de transit, éclopé de la vie, malveillant, fuyant à grand bond vers sa mort qu’il semble réclamer.
Dernière pièce écrite par le dramaturge messin, Roberto Zucco est d’abord montré par Peter Stein à la Schaubühne de Berlin en 1990, puis au TNP de Villeurbanne par Bruno Boëglin. Deux spectacles provoquant de vives réactions tant l’histoire s’approche des faits réels dont elle est inspirée : la cavale du tueur en série italien Roberto Succo.
Mais le choc de cette pièce vient sûrement du fait que l’auteur « consacre » cet homme aux aspirations sanglantes et aux humeurs psychologiques vacillantes. Roberto Zucco devient un mythe, symbole d’une forme de transgression sociétale, de la cruauté humaine : assassin du parricide à l’infanticide, tueur de flic, dépuceleur de gamines et finalement suicidé. Roberto Zucco, ultime pièce du dramaturge français, comme un symbole, rassemble la quintessence de l’œuvre de Koltès, un théâtre qui montre la solitude de l’homme et le tragique du monde réel avec véhémence.
Est-ce qu’une pièce de théâtre, comme le film au cinéma, ne devrait pas être monté qu’une fois ? Ou, au pire, pour ne pas extrémiser, une fois par décennie ? Comment faire pour ne pas refaire, copier, voire plagier ? Vaste débat, surtout quand on s’attaque à l’une des pièces de Koltès, toutes ayant connu nombre de « monteurs ».
Là est l’enjeu quand on monte un Koltès et Paul-Émile Fourny (PEF) l’a bien compris. Ainsi, il y a d’abord à s’approprier le texte, chez PEF les quinze tableaux du texte originel sont obligés d’une découpe à la cisaille pourtant foncièrement intelligente, offrant un rythme efficace et un peu plus d’espace, pour mener cette histoire bizarrement, entre tension et apesanteur, violence et allégresse. Et puis, comme l’explique PEF, Roberto Zucco est un thriller donnant à voir un tueur en série comme personnage central, sa cavale comme ligne narrative. Alors il faut de la cadence que le metteur en scène trouve en utilisant un plateau tournant mais aussi grâce à une direction d’acteur forte et précise, gratifiée d’une distribution sans fausses notes.
Par dessus cet enchainement de répliques et de décors, s’ajoute un discours psychanalytique et documentaire que narre un comédien quasi hors scène. Un expert psychiatrique comme soupape rythmique de cette pièce qui s’accélère à mesure que le temps passe. Une sorte de reflet du metteur en scène lui-même, proposant de « regarder cela en face », d’observer la maladie d’un homme, sa folie destructrice qui « fascine autant qu’elle dégoute », comme l’explique à juste titre le metteur en scène.
De la folie, justement, il en manque pourtant chez ce Zucco là. Hugo Becker le rend beau, mais trop beau pour être monstre. Ce personnage de jeune meurtrier sans limites, conserve trop d’humanité. C’est toutefois tout le débat : Roberto Zucco monstre ou héros ? Le metteur en scène et directeur de l’Opéra-Théâtre ne tranche pas vraiment, en tout cas, il finira par le mythifier dans un suicide final épique. Pourtant le choix est le nôtre, avons-nous à plaindre ou à rejeter la folie d’un homme ? Zucco est à lui seul une catharsis, dévoilant l’humain dans sa violence intrinsèque… Et Koltès, marginal de son temps, y révèle des discours intemporels, universels et fondamentaux.