Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, n’est pas qu’une œuvre théâtrale imposée par l’éducation nationale française aux élèves de troisième. C’est aussi et avant tout un pamphlet acide d’une communauté bourgeoise de quadras qui s’enlise dans sa fausse modestie, son sexisme, son hypocrisie, ses faux semblants… Sa connerie, en somme. Chez Frank Hoffmann sur la scène du Théâtre national du Luxembourg, ça en devient jubilatoire et hilarant, entraîné par un quatuor de comédiens extraordinaires.
Publié en 2006 chez Albin Michel, Le Dieu du carnage est une critique acerbe d’une société friquée qui se regarde le nombril. Pièce contemporaine devenue outil pédagogique, le plus drôle là-dedans, c’est que l’œuvre textuelle n’a rien de bienséant. Yasmina Reza nous y conte avec humour la rencontre de deux couples de parents, forcés de discuter de la récente chamaillerie de leurs gamins respectifs. Le couple Houllié, comme le couple Reille, tentent maladroitement de résoudre, comme il se doit, la bagarre des deux collégiens. D’abords accommodants, livrant un discours aimable partagé, très vite, tout part en vrille, les masques disparaissent et le mépris remplace les apparences. Les deux parties en viennent à s’entre-chasser, s’entre-dévorer, s’entre-tuer, comme des animaux dans une cage trop petite.
Yasmina Reza est l’un des monstres sacrés de la littérature française, reconnue internationalement depuis sa pièce Art en 1994 et récompensée de nombreux prix. En bref, on n’en finit plus de vanter la langue de Reza, sa capacité à tenir avec fermeté la tension dramatique dans ses pièces et son sens de l’à-propos. Et ici encore dans Le Dieu du carnage, elle évoque avec autant de hargne que de frivolité, les contradictions qui font les « gens » de notre aujourd’hui contextuel. Entre égocentrisme et altruisme, rigidité et désinvolture, courtoisie et cruauté, gravité et superficialité, les personnages nous font voir ici, l’antinomie humaine dans toute sa splendeur.
Le Dieu du carnage a connu de nombreuses mises en scène un peu partout dans le monde depuis celle au Schauspielhaus de Zurich par Jürgen Gosch en 2007 ou celle de Yasmina Reza elle-même, au théâtre Antoine à Paris en 2008. Quasi à chaque fois, l’atmosphère est « boulvardesque », traditionnelle, comme si on avait trouvé les codes de représentation de cette pièce. Pourtant, c’est aujourd’hui au Luxembourg que ça se joue, sur la scène du TNL et c’est heureusement en trompant tout classicisme que ça se donne. Frank Hoffman, directeur TNL, invite son public à voir, pour de vrai, du théâtre contemporain, donnant une interprétation délirante et jouissive de ce Dieu du carnage. Utilisant un registre gestuel outrancier, absurde, voire détraqué, le metteur en scène luxembourgeois donne à voir une version qui connaît peu de limite.
Non sans rappeler l’univers « violent, drôle et cruel » de Carnage, l’adaptation cinématographique de Roman Polanski, sous cette signature luxembourgeoise apparaît un théâtre qui bouillonne, où les comédiens se dosent, se touchent, s’entremêlent. Et quoi qu’il en soit, dans l’une ou l’autre interprétation du texte de Yasmina Reza, les tulipes subsistent, symbole de cette rencontre qui se désagrège. Chez Hoffman, il est un accessoire à l’absurde et s’associe aisément au décor type exposition du quai Branly qui sied à ravir à cet intérieur bourgeois moderne et pincé des fesses.
Remplissant ce salon cossu, le quatuor de comédiens fait preuve de « style », comme disent les Américains. Valérie Bodson personnifie à merveille sa Véronique Houillé, personnage à la morale qui vacille, Serge Wolf donne un Michel Houllié tonique aussi abjecte qu’il se doit, Jeanne Werner est succulente dans son interprétation d’Annette Reille, petite chose fragile mais vile par derrière, et enfin, François Camus tient parfaitement cette pourriture d’Alain Reille, avocat malhonnête se comparant à John Wayne.
Frank Hoffmann livre une vision nouvelle et géniale de ce « carnage ». Un huis-clos magistral, porté par des comédiens lançant ce texte vitriolé avec une folie théâtrale qu’on n’avait pas vue depuis longtemps. Et devant l’universalité de ce texte mettant en scène les clichés d’un vivre ensemble qui s’effrite à mesure des tirades, chacun y trouvera la satire qu’il veut et pourquoi pas même y reconsidérera son propre grade dans cette société qui effectivement, s’engouffre dans les apparences.