« 1535°C – a burning network for creative people » – telle est la devise du nouveau mammouth dédié à l’économie créative, un site de 160 ares situé Rue Emile Mark dans le quartier du Foussbann à Differdange. Trois temples de la sidérurgie d’une surface de 15 600 mètres carrés ont été délaissés par le titan de l’acier Arcelor Mittal et ont été cédés à la commune de Differdange dans un contrat de bail sur une durée de trente ans. En investissant 5,9 millions d’euros dans la restauration minimaliste du bâtiment A, qui à lui tout seul recouvre une surface de 7 800 mètres carrés, la première cathédrale sous forme d’aire de jeu post-industrielle dédiée aux créatifs est en cours de finition. Les solutions box in the box à 900€/m2 du bureau d’architecte Jean-Paul Carvalho, mais aussi la bouille de la conservatrice et restauratrice Tania Brugnoni, ainsi que ses dix ans d’expérience en management d’événements culturels, apportent au lieu 1535°C un caractère inédit jusqu’à présent dans le paysage luxembourgeois. « Le but principal était de maximiser la création d’espace tout en respectant le patrimoine industriel, le tout avec peu d’argent et beaucoup d’inventivité. Nous n’avons pas attendu et c’est en cela qu’on se différencie des autres projets », affirme Tania Brugnoni, responsable de l’exploitation du lieu pour la commune de Differdange. Évidemment une volonté politique porte ce projet si un tel montant est débloqué, mais la rapidité d’exécution d’un projet d’une telle ampleur est rare au Luxembourg. « Nous espérons recevoir une aide étatique pour les 8 000 mètres carrés restants, mais nous avons déjà quelque chose à montrer. »
Comme à Berlin Et ce qu’ils ont à montrer a de quoi séduire un créatif indépendant qui a du mal à joindre les deux bouts en début de carrière. L’argument incontournable est évidemment le prix du loyer : à six euros le mètre carré, il est difficile de trouver moins cher au Luxembourg. La flexibilité des horaires en est un autre : ouvert sept jours sur sept, 24 heures sur 24, l’inspiration peut se manifester à n’importe quel moment de la journée et de l’année. Mais il ne faut pas sous-estimer la reconversion du lieu, qui, on ne saurait le nier, amène un flair berlinois alternatif en plein cœur de Differdange. Le travail de Jean-Paul Carvalho, « un architecte passionné qui a dépassé sa mission depuis belle lurette et qui a autre chose en tête que sa quote-part », participe à cet état d’esprit bottom up revendiqué par Tania Brugnoni, et qui fait le charme du lieu. « Au lieu de mettre des gens dans un joli bâtiment flambant neuf, nous avons approché la structure du bâtiment ainsi que la reconversion du patrimoine industriel avec une sensibilité qui renforce l’âme du lieu au lieu de lui l’enlever » Et cela se reflète sur les 35 créatifs qui sont en train d’investir psychologiquement et physiquement les treize premières unités allant de 35 à 160 mètres carrés. Les locataires ne sont pas submergés par une architecture forcée dans ce lieu, mais peuvent la compléter en se l’appropriant. Alors que les ouvriers travaillent toujours dans le bâtiment, quelques-uns des locataires sont allés chercher eux-mêmes l’ancien mobilier d’Arcelor Mittal et modulent leurs espaces à leur façon. Ils contribuent ainsi à la caractérisation continuelle du lieu, tout en s’identifiant davantage avec lui, ce qui définit bien la philosophie du 1535°C.
Une dynamique s’installe également entre l’administration et les créatifs. Gilles Scaccia, jeune diplômé en design de communication revenu de Berlin, occupe un des treize espaces et a été chargé de réaliser la signalétique du 1535°C. « Décrocher un tel projet est du pain béni pour un designer de communication. Cela représente évidemment aussi un challenge particulier, vu que je travaille sous les yeux des colocataires qui portent une attention particulière à la manière dont je réalise leur présentation. Pour l’instant, cela se passe bien, j’ai beaucoup de soutien de leur part et un échange se crée peu à peu ».
Le but de 1535°C, nom choisi en référence à la température de fusion de l’acier, est de devenir une plateforme où les différents locataires interagissent. Gilles Scaccia envisage cet échange à plusieurs niveaux : « La possibilité d’avoir du feedback sur un projet, d’incorporer cette critique dans la prochaine étape de création, mais aussi la coopération au sein d’un projet avec le photographe d’à côté ou encore l’organisation d’une soirée par mois où chacun expose ses travaux » sont des formes de coopération qu’il envisage.
Alors que cet esprit de coopération n’a en soi rien de typiquement luxembourgeois à la vue des 120 demandes écrites déposées au comité de pilotage. Si dans la Creative Factory à Rotterdam, les créatifs ont tendance à travailler ensemble dans un open space, les demandes de co-working ont été relativement modestes pour le 1535°C. Les tailles les plus demandées sont des ateliers entre 35 et 55 mètres carrés. « Ce sont normalement des demandes individuelles ou bien des équipes de quatre personnes qui se partagent cet espace afin de réduire les coûts. Le Luxembourgeois a besoin d’un espace clos. » Bien que les métiers de l’économie créative soient très diversifiés, les créatifs travaillent tous avec un ordinateur et n’ont pas forcément besoin d’un grand espace.
Mixité « Je ne me suis jamais soucié du succès du projet, vu que la demande des créatifs pour avoir accès à de tels espaces est très grande et l’offre quasi inexistante. » Les critères de sélection pour les nouveaux locataires sont clairs : il faut être professionnel à temps plein, soit en tant qu’indépendant intellectuel, voire sous forme d’une asbl ou d’une sàrl. « Le site doit être vivant, et pour cela les locataires doivent être présents au quotidien. On ne veut en aucun cas devenir leur débarras. » Les candidats doivent également répondre aux critères de l’économie créative, dont les disciplines sont l’industrie et le design, l’architecture, les arts plastiques, l’industrie musicale, les arts du spectacle, les médias journalistiques, l’industrie du film, l’industrie des jeux numériques et logiciels, ainsi que les technologies de la communication. L’innovation est un autre facteur qui compte, et les deux jeunes designers écologiques de Kontext ont ainsi trouvé naturellement leur espace de création au sein de ce lieu, pour ne citer qu’un exemple. La mixité des créatifs, garant de l’échange d’expériences, fut un dernier critère de sélection. Ainsi des entreprises coexistent avec des créatifs individuels. De plus, 1535°C n’est pas un startup hub et en cela des entreprises confirmées côtoient des sàrl en début de carrière. Le contrat de bail est annuel et automatiquement reconductible. Pour le créatif c’est la possibilité de changer de voie d’une année à l’autre. Pour 1535°C, c’est une possibilité de résilier le contrat si les lieux ne sont pas utilisés par le locataire. Ceci leur laisse également la possibilité de donner une opportunité aux nouveaux talents qui tentent leur chance dans la création et qui souhaitent intégrer le lieu au fur et à mesure.
Le premier grand locataire est la rédaction du quotidien L’Essentiel, qui a déjà emménagé fin décembre au rez-de-chaussée de l’immeuble, avec son équipe d’une cinquantaine de personnes. Leurs locaux recouvrent une surface de 850 mètres carrés, divisés en quelques bureaux et un vaste open space. « L’Essentiel est un locataire cohérent avec la définition de l’économie créative selon la Commission européenne, même si les grands médias n’ont pas été le premier but de 1535°C », affirme Tania Brugnoni.
À l’étage, le bureau d’architectes de Jean-Paul Carvalho, avec ses dix employés, occupe un grand espace et fait face au local de 2001, un collectif de quatre jeunes architectes qui travaillent autour de la notion de l’espace. Si Philippe Nathan se promène à la lisière de l’architecture, de l’urbanisme et de l’art contemporain, son collègue Sergio Carvalho est le deuxième nom à retenir au sein de ce collectif.
Radar est un studio audiovisuel qui loue un espace de 88 mètres carrés dédié à la vidéo et un espace de 44 mètres carrés dédié à l’audio. Fred Baus, Tim Lecomte, Fred Neuen, Ben Andrews, et Patrick Wilwert sont des têtes connues, autant dans le monde de la musique que dans le monde du cinéma. Ils réalisent des films aussi bien que des publicités ou encore des clips vidéo, pour Monophona, Alvin and Lyle ou Sun Glitters. L’encadrement audiovisuel du Lëtzebuerger Filmprais tous les deux ans, ainsi que des bandes son pour la Philharmonie, Cactus, déi Gréng et Landewyck Group représentent leurs activités dans l’événementiel et le son. Radar leur sert aussi pour la réalisation de projets plus personnels qu’ils créent de toutes pièces au sein de leur structure.
En face, Zoom Editions est une petite maison d’édition créée en novembre 2001 par Claudine Furiano et Nicolas Lefrançois. Ils réunissent auteurs et illustrateurs au sein d’une collaboration de laquelle naît, à intervalles irréguliers, et soumis aux aléas du marché de l’édition, un livre pour enfants.
Voisinage À côté d’eux se trouve Neopixl, une société qui emploie quatre personnes et qui offre des solutions créatives dans la technologie de l’information depuis 2011. Ils développent des applications pour mobile et tablette pour des clients aussi variés que le Luxemburger Wort, l’office de tourisme de Luxembourg Ville, Tango et Raiffeisen. Vu qu’ils tournent encore sur leurs fonds propres, ils travaillent avant tout pour leurs clients et organisent des formations. L’envie de faire des jeux vidéo ou encore de développer leurs propres produits, comme par exemple un système d’échange de données entre mobile et site web, ne manque pas. Du lieu, ils attendent surtout une immersion dans le monde créatif et une dynamique de création qu’ils ont déjà entamé avec Radar d’un côté, mais aussi avec le studio 101 de l’autre. Tania Brugnoni met l’accent sur la synergie possible entre ces développeurs d’applications qui ont parfois besoin d’un photographe, un talent qui ne se trouve pas dans leur équipe mais directement accessible en frappant à la porte d’à côté.
Daniel Clarens et Marc Laroche ont aménagé l’atelier d’à côté il y a deux mois déjà et forment depuis un duo sous le nom commun de Studio 101. Projecteurs de lumière, grande table commune, fond blanc, le tout étalé dans un bric-à-brac sympathique. Si leur focus est la photographie et la création de sites web, ils labellisent le studio 101 comme entreprise offrant des techniques de communication visuelle cross media qui va du logo à la publicité. La création d’une identité visuelle via une analyse de fond des besoins de l’entreprise est souvent la base de leur travail. Que ce soit un parti politique, une maison d’édition de livres, une fiduciaire ou une entreprise de 600 personnes, le studio 101 s’adapte aux besoins du client tant pour sa communication externe qu’interne. Ils s’attendent de 1535°C non seulement une dynamique de travail faite de coopérations, mais aussi des nouvelles amitiés, du divertissement et de l’amusement, et donc ce fameux état d’esprit 1535° qui selon eux est « unique au Luxembourg » et dont Tania Brugnoni ne cesse de parler.
Gilles Pegel et JKB Fletcher sont les deux seules personnes qui travaillent dans des ateliers individuels. Fletcher semble être le protégé de la commune de Differdange, en migrant d’un atelier au sein de Differdange qu’il a obtenu de la commune en 2007 vers un espace plus grand dans le 1535°C et qui semble plus adapté aux grands formats de ses toiles. La peinture de Fletcher appartient au courant du photoréalisme. S’il s’est inspiré de ses propres photos jusqu’à récemment, il utilise désormais les photos des autres comme base de son travail de peintre. Dans un monde submergé de photos numériques prises en une fraction de seconde avec iPhone, appareil photo ou iPad, et publiées instantanément sur le réseau social, Fletcher prend le contrepied et peint méticuleusement des tableaux inspirés de ces photos qui peuvent lui prendre jusqu’à cent heures de travail. Une exposition à Melbourne en septembre et une deuxième à l’espace H20 à Oberkorn en novembre sont ses deux grands rendez-vous pour l’instant. De son nouveau lieu d’activité, il s’attend surtout à un échange d’idées, et à une nouvelle philosophie de travail.
Quant à Gilles Pegel, il se dit satisfait d’avoir enfin accès à « plus d’espace, plus de lumière, un chauffage et des gens. » Les projets ne manquent pas : il prépare sa participation à l’exposition collective Angste Povera au Carré Rotondes dont le vernissage a eu lieu le 15 mai et planifie un projet pour le début de l’été dans le lycée Atert à Redange (voir aussi page 33), tout en investissant progressivement son atelier à Differdange. « Mon travail tourne autour de l’identité, du langage, et du mélange entre medias classiques et signes. Vu que je touche un peu à tous les medias, mes travaux peuvent revendiquer souvent des dimensions inattendues. L’atelier m’offre l’espace nécessaire pour travailler. » Gilles Pegel se dit aussi content de renouer avec Differdange où il a passé une partie de son enfance, et dont le côté industriel le stimule.
Pour ce qui est de la deuxième partie du premier bâtiment, elle va être terminée au mois d’octobre et agrandira le lieu de 18 autres espaces de création, mais aussi d’un espace de co-working avec trente stations, ainsi que d’une salle événementielle, d’une brasserie et d’un studio photo collectif qui peut être utilisé ponctuellement par les créatifs.
Sélection « Nous attendons maintenant avec la sélection des prochains locataires jusqu’à ce que la deuxième partie du bâtiment A soit quasiment finie », nous confie Tania Brugnoni. Quant à la population de Differdange, elle semble très en demande de la brasserie. Les premiers papis se promènent sur le site avec leurs chiens. La plupart d’entre eux ont travaillé toute leur vie pour Arcelor Mittal et sont contents de pouvoir se réapproprier ce nomansland, fermé au public depuis longtemps. S’ils ne comprennent pas grand chose à l’économie créative, ils pourront peut-être acquérir les notions nécessaires lors d’une bière avec les créatifs dans la brasserie.
Les bâtiments B et C demeurent en phase de développement. « Nous avons appris de nos erreurs. Le bâtiment A est un prototype. » Dans le bâtiment B, sept salles de répétition seront accessibles sous forme de time-share aux musiciens. Il y a également une demande de studios professionnels d’enregistrement que 1535°C souhaite combler. La qualité des musiciens ne sera pourtant pas un critère de sélection, à la différence d’autres institutions culturelles du pays. À ce rythme-là, Differdange finira par devenir le premier centre névralgique des créatifs indépendants au Luxembourg.