Frustrations L’édition 2013 du festival Discovery Zone est une expérience frustrante pour le public. Premièrement, parce qu’il faut constamment faire des choix, impossible de voir la soixantaine de films programmés dans les différentes sélections, entre la compétition officielle, les documentaires, les nombreuses avant-premières de films made in ou with Luxembourg (au rythme d’au moins une, sinon plusieurs par jour) et les projections spéciales dans d’autres lieux que les cinémas Utopolis, Utopia et la Cinémathèque. Soit on a donc le don d’ubiquité, soit il faut accepter de rater des films. Mais ce n’est que normal pour un festival qui se respecte. Puis, deuxièmement, on n’est pas seul à avoir un pass et l’envie de voir un film : entre ce désir et l’entrée en salle, il faut réserver ses places et faire la queue – encore une fois comme dans un « vrai » grand festival. Il y a de cette ambiance-là, ces jours-ci au Discovery Zone : des files d’attente aux caisses, devant les salles et aux toilettes, des festivaliers de plus en plus fatigués munis des programmes rouges pour faire leur planning du jour ou du lendemain, d’autres qui avalent du junk food debout en attendant d’entrer en salle, on se claque la bise entre membres de la profession, s’exaspère sur un mauvais film ou s’enthousiasme pour un autre, fait les pique-assiettes aux réceptions aux verrines design arrosées de crémant... Ça y est, le Discovery Zone est devenu, pour sa troisième édition, un véritable festival de cinéma, qui en réunit tous les ingrédients. « Nous estimons que cette édition est une confirmation que nous tenons un grand concept, » avait déjà souligné la présidente de l’association organisatrice, Colette Flesch, lors de la cérémonie d’ouverture jeudi dernier.
Multiplicity En fait, au fil des jours, il s’avère qu’il y a plusieurs festivals en un, qui ont en commun d’être programmés dans le même contexte et dont les publics s’entrecroisent par brefs moments, mais il s’agit de trois axes séparés : il y a le festival international, avec la sélection de films iranien, afghan, britanniques, américains, scandinaves, serbe... qu’ils soient documentaires ou de fiction. Ces films attirent la communauté internationale, souvent la même que la nationalité du régisseur, plus quelques cinéphiles passionnés (mais peu de professionnels locaux). Puis il y a le festival « luxembourgeois » au sein de Discovery Zone, des films produits ou co-produits au Luxembourg ou par des producteurs locaux, avec ou sans l’aide du Film Fund : docu-fictions, drames, comédies, courts-métrages, animations, qui passent en avant-premières ici et attirent le public professionnel, quelques-unes de ces 600 personnes mythiques qui travaillent dans le secteur, mais aussi les amis et les proches, les collaborateurs ponctuels, certains prestataires, et de très rares membres du grand public (« rares » à cause du manque de place surtout). Et le troisième festival est celui des enfants, qui se voient offrir des séances de Crazy Cinematographe, des projections de films sélectionnés avec soin selon la tranche d’âge, des débats ou des workshops avec les réalisateurs, des acteurs ou des experts.
La révélation de ce festival, ou du moins pour ce que nous avons pu en voir, ne fut pas vraiment inattendue, mais précédée d’une solide réputation de film « à ne pas rater ». Never Die Young, le nouveau long-métrage de Pol Cruchten (produit par sa société Red Lion), présenté en avant-première dimanche soir, est un film radical. Probablement le plus radical jamais produit au Luxembourg. Radical par ses choix esthétiques et son approche. Le docu-fiction sur la vie tragique de Guido est entièrement raconté en voix off d’un ton monocorde et distancié par Robinson Stevenin, sans aucun dialogue. Les images sont des plans larges fixes, comme des photos, dont seul un mouvement de feuilles dans le vent par exemple prouve qu’il s’agit d’images animées, des travellings dans des couloirs vides ou des rues désertées, des gros plans sur des détails... Tout cela est extrêmement minimaliste, laconique, mais aussi esthétique et intrigant. Les scènes d’action sont rares : un garçon qui traverse un champ de blé en courant (au début du film), quatre jeunes qui s’énervent sur une voiture tombée en panne d’essence, un homme en chaise roulante qui traverse longuement et lentement l’image (à la fin du film). La plupart des protagonistes portent en plus des masques, difformes, inquiétants, d’anonymes, d’animaux, de figures mythiques,... comme pour ajouter un mystère supplémentaire, voire une certaine universalité au récit.
Pourtant, la vie de Guido, un proche du réalisateur, était à proprement parler extraordinaire, une vraie tragédie qui commence par une enfance calme à Pétange dans les années 1960, et une jeunesse qui passe par un internat en Belgique et s’achève dans la drogue, d’abord le haschich, puis l’héroïne. L’homme a tout consommé, s’est régulièrement approvisionné aux Pays-Bas, a commencé un commerce dans sa chambre d’ado, dans la cave de la maison de ses parents, qui se désintéressaient visiblement de tout... Le récit se base sur les histoires que Guido racontait au réalisateur lors de ses nombreuses visites. Un accident – arrêté par la police, le jeune homme saute d’un mur de 18 mètres après son procès, de peur de se retrouver dans la prison du Grund –, le laissera paralysé, suivent des années de rééducation, durant lesquelles il fera aussi une tentative de suicide tout aussi rocambolesque que le reste de sa vie, puis quinze ans de vie calme et clean, durant laquelle pas un jour n’est passé sans qu’il ne pense à « l’amour de [sa] vie », l’héroïne.
Si l’histoire en soi aurait pu aussi bien mener vers une de ces pseudo-tragédies sur la vie pitoyable d’un toxicomane dont regorge l’histoire du cinéma luxembourgeois (y compris la propre filmographie du réalisateur), Never Die Young en est a trois milles lieues : la forme extrême, le récit très posé, la musique (des chansons de Bob Dylan), l’absence de dialogues (quelle bonne instruction de la part du vendeur international de supprimer toutes les interviews avec des experts, déjà réalisées et prévues dans une première version, cela aurait été un tout autre film, beaucoup plus banal) ou d’éléments dramatiques et les très belles images de Jerzy Palacz en font un très grand film, qui commença ici une carrière internationale prometteuse : Daniel Kehlmann vient d’adapter le texte de Pol Cruchten en allemand et Christopher Hampton le traduira en anglais.
« You cannot steal reality » dit un des personnages de Pardé (Closed Curtain) du réalisateur iranien Jafar Panahi à un moment du film (voir en face). Le souci de la limite entre la réalité et la fiction, sur ce qu’on peut capter du vrai et ce qu’on doit reproduire, reconstituer, semble être une des questions existentielles du cinéma actuellement : c’est la cas dans Never Die Young, mais aussi, par exemple, dans Naked Opera d’Angela Christlieb (Amour Fou), où le protagoniste principal Marc Rollinger rejoue sa vie pour la caméra. « Mais en fait, Marc met tout le temps en scène sa propre vie, donc nous avons en fait réalisé un documentaire sur cette mise en scène, » estima la productrice Bady Minck lors de l’avant-première luxembourgeoise. Des documentaires internationaux, comme The Imposter de Bert Layton, font la même chose : des interviews avec les protagonistes réels de ce drame d’un enfant porté disparu aux États-Unis, dont un adolescent à l’autre bout du monde décida de prendre la place trois ans après la disparition, mais aussi des reconstitutions des faits réels qui remontent à dix ans.
Théâtre de l’intime Si l’édition 2012 de Discovery Zone fut très politique dans sa sélection, le cinéma, national et international, retenu cette année se replie sur l’intime : le sexe au Luxembourg dans le documentaire de Jacques Molitor Sweetheart Come, les histoires de famille dans Wajma – An Afghan Lovestory (où la guerre ne semble plus présente que par les mines qu’un père de famille cherche dans les champs ou des soldats qui glandent à tous les coins de rue à Kaboul) ou dans The Place Beyond the Pines de Derek Gianfrance, le superbe film d’ouverture, une tragédie grecque sur comment personne ne semble pouvoir échapper à son destin, comment nos vies sont prédestinées par nos familles et nos appartenances sociales. Ryan Gosling en petite frappe au gros cœur et Bradley Cooper en policier ambitieux y sont transfigurés ; Dane Dehaan est la découverte du film, que certains n’hésitent pas à comparer à James Dean ou à Jim Morrison par sa dégaine nonchalante et sa rage au cœur.
Court toujours Discovery Zone fut aussi l’occasion de découvrir dix courts-métrages de réalisateurs luxembourgeois ou vivant au Luxembourg. Des œuvres qui sont comme des promesses (ou non), des exercices dans lesquels leurs producteurs et le public peuvent découvrir ce qu’ils savent faire, assez généreusement financés par le Film Fund – mais qui demeurent trop souvent invisibles au public. Sur ces dix films, impossible de trouver un dénominateur commun, une thématique ou une esthétique dominantes. Des contrastes plutôt, des enjeux diamétralement opposés, comme la vie sans espoir et sans rêves des jeunes protagonistes toxicomanes d’Errances de Marylène Andrin, très maîtrisé du côté du jeu de acteurs surtout (Luc Schiltz et Eugénie Anselin), et les rêves, la générosité, l’espoir justement de la petite Rakiswendé Zongo, héroïne de Le faux départ, qui s’échappe de son centre pour enfants au Burkina Faso pour aller aider sa famille, une fable poétique de Thierry Besseling et Loïc Tanson, transcendée par cette lumière africaine extraordinaire et la spontanéité de cette petite fille. Là où Myriam Muller raconte, avec son deuxième court, une mère si monstrueuse qu’elle l’appelle « ogresse » dans Le chagrin des ogresses, Julien Becker dresse, dans 22:22, son premier film, le portrait d’une vie de bureau aseptisée et proprement insupportable, qui pousse son protagoniste (excellent Hervé Sogne) à bout. Govinda Van Maele continue, avec Géi du scho mol vir, à nouveau interprété par des acteurs amateurs, sa narration de la jeunesse perdue du Luxembourg, qui vit au jour le jour, en marge de la société officielle – un peu des Troublemaker filmés de manière très naturaliste (la voici à nouveau, la porosité de la limite entre réalité et fiction), alors que, du côté des films d’animation, c’est l’humour et la poésie qui priment.
Comme dans le très réussi Émilie, le deuxième film d’Olivier Pesch, qui raconte la vie paisible d’un père inventeur avec sa fille unique sur un tas de ferraille – jusqu’au jour où elle découvre que des singes vivent dans cette jungle urbaine et que lui essaie d’inventer une machine à faire des miracles, une Wonnermaschinn, qui transforme la ferraille en arbres. Réalisé en stop motion et coproduit (par Samsa) avec la Belgique, le film a pris trois ans à être réalisé, durée dont une grande partie a été investie à la création des marionnettes, conçues par Olivier Pesch lui-même. Dans un tout autre registre, Monsieur Hublot, film d’animation dessiné de Laurent Witz et Alexandre Espigares (Zeilt Productions) a même fait rire le public adulte lors de l’avant-première mercredi, grâce à son univers rétro-futuriste débordant d’idées et de magie.
Même l’iPad n’existait pas aux débuts du cinéma il y a plus de cent ans – la réponse d’un petit garçon fusait mardi matin, à la question de Fränz Hausemer en bonimenteur, lors d’une séance du Crazy Cinematographe for kids, à laquelle assistaient une quarantaine d’enfants dans la tente installée dans la cour des Capucins. Le programme remontait jusqu’à l’invention de l’image en mouvement, avec d’abord les lanternes magiques, puis le praxinoscope, l’invention de la pellicule, les bruitages, le piano live – le tout se terminant par plusieurs films de Méliès, très charmants et pleins de slapstick, ce qui enchanta les enfants. Et puis, quel émerveillement dans les yeux des tout petits à partir de trois ans qui découvrirent leur « premier cinéma » à la Cinémathèque, avec de petites animations ludiques et douces, sélectionnées aux quatre coins du monde par Nicole Dahlen. Pour ces enfants, leur histoire du cinéma aura commencé en 2013.