Finalement, Jean Dujardin n’est pas venu. C’était le buzz qui précédait le festival Discovery Zone. L’acteur oscarisé en 2012 pour son rôle dans The Artist de Michel Hazanavicius devait faire un meet & greet lors de la projection spéciale organisée par le coproducteur luxembourgeois Samsa Film hier soir, jeudi 28 février, du long-métrage Möbius d’Éric Rochant. Jean Dujardin y joue le héros masculin Gregory Lioubov alias Moïse, agent russe qui observe Alice (Cécile de France), une trader spécialisée dans la titrisation qu’il appellera « crapule » durant sa mission et qu’il recrutera pour faire tomber Rotovski (Tim Roth), oligarque russe.
Le film d’espionnage, une très grosse production franco-belgo-luxembourgeoise (Libération avance le chiffre de quinze millions d’euros), joue à Monaco et s’ouvre sur une séquence étonnante de survol de la côte d’Azur en direction de le baie monégasque, avec en bande sonore des chœurs masculins russes. C’est à ce moment-là que l’on doit se lâcher, se laisser embarquer dans des histoires qu’on pourrait qualifier d’absolument improbables, entre des agents du FSB russe qui collaboreraient avec la police monégasque pour approcher un oligarque qui cherche à blanchir sa fortune, avec des liens entre le FSB et le CIA – « pourrait », car l’actualité récente des révélations sur le Service de renseignement luxembourgeois, ses missions économiques dans les endroits les plus douteux de la planète, les modes de travail peu orthodoxes de ses agents complètement individualisés et devenus incontrôlables, les observations secrètes d’oligarques russes voulant s’installer au grand-duché, ses informateurs et collaborateurs libres opérant souvent au bord de la légalité et ses techniques Pif Gadget, nous apprend qu’encore une fois, la réalité dépasse, et de loin, la fiction. Si on se dit que oui, ça pourrait effectivement se passer ainsi, que l’histoire pourrait tout aussi bien jouer au Luxembourg, mais que c’est un film, on passe un bon moment. Et on oublie les improbabilités – comme une Alice censée avoir été chassée de son pays natal, les États-Unis, pour avoir fait tomber les Lehman Brothers, mais qui parle anglais comme un pied.
La plus belle histoire du film se joue entre Moïse et Alice, qui tombent raides amoureux l’un de l’autre : leur échange de regards, le premier baiser subtil dans un bar vulgaire, et surtout leur première nuit d’amour dans un hôtel de luxe et cet orgasme incroyable joué par Cécile de France est parmi les plus belles scènes d’amour que le cinéma autochtone ait jamais (co)produit. Et il faut faire abstraction du passé de comique de Jean Dujardin pour croire qu’il pourrait être un agent russe super-dangereux. Pour incarner ce rôle, il affirma avoir travaillé son « stone face » à la Ryan Gosling (dans Drive), c’est son principal registre ici : être de marbre, ne rien laisser transparaître, y compris dans les scènes les plus intimes. Comme le hasard fait bien les choses, son Möbius (qui est sorti en salles dans la programmation régulière, dès mercredi en France et au Luxembourg) a été présenté en séance publique en parallèle au film d’ouverture The place beyond the pines de Derek Cianfrance, avec... le vrai Ryan Gosling justement, transfiguré dans ce rôle. La venue de Ryan Gosling, pourtant, n’avait jamais été prévue.
Des cacahuètes Même si, pour sa troisième édition, le festival Discovery Zone passe à un niveau supérieur en introduisant une compétition officielle avec un jury international très crédible (la directrice de casting allemande Simone Bär et les réalisateurs coréen Yun Su Chong, français Jérôme Cornuau, luxembourgeois Pol Cruchten et belge Sam Garbarski) et onze films qui nous viennent en direct des quatre coins du monde et des festivals les plus crédibles (Berlin, Sundance, Rotterdam, Toronto,...), il le fait toujours avec un budget riquiqui, inchangé depuis l’année dernière. L’État et la Ville de Luxembourg contribuent ainsi à nouveau chacun avec 150 000 euros, le Film Fund et la Chambre de commerce mettent chacun 10 000 euros, le groupe Utopia participe avec des prestations en nature d’une valeur substantielle, comme la mise à disposition de ses infrastructures et de son personnel, et, en un an de travail, le noyau dur de l’équipe que sont Gladys Lazareff, sa coordinatrice générale, et Alexis Juncosa, son responsable de la programmation, ont pu convaincre des sponsors privés à s’engager, notamment pour financer les prix. Sans vraiment pouvoir les comparer : la Berlinale et le Festival de Cannes ont chacun des budgets de l’ordre de 20 millions d’euros, financés à un quart pour le premier et à moitié pour le second par la main publique ; le festival du théâtre d’Avignon quant à lui génère des retombées économiques dans la ville et la région qu’on estime à 23 millions d’euros annuels. Le Discovery a de la marge !
Or, si, après le fiasco du DirActor’s Cut, lancé en 2007, les professionnels et le public ont observé la première édition du Discovery Zone, en 2011, avec une bonne dose de scepticisme, les 11 000 spectateurs, dont 2 800 scolaires, qui ont assisté à ses projections et autres projets en 2012, ont commencé à devenir attractifs. Aussi pour la scène luxembourgeoise, en plein essor grâce (aussi) au généreux nouveau système de financement public direct (40 millions d’euros disponibles au Film Fund cette année), chacun voulant désormais en être. Résultat des courses : parmi la soixantaine de films programmés, toutes catégories confondues, seize sont des productions ou des coproductions luxembourgeoises (six long-métrages, trois documentaires, sept courts ; aucun en compétition). Dès la soirée inofficielle d’ouverture, mercredi au Ratskeller du Cercle Cité, qui fut la présentation officielle du nouveau livre de l’historien Paul Lesch, d’Stater Kinoen (éditions Binsfeld) et en même temps l’inauguration de deux expositions, celle sur les cinémas de la capitale, accompagnant le livre, et Mondes animés, sur les films d’animation produits au Luxembourg, il y avait la foule des grands jours : réalisateurs, producteurs, financiers et autres acteurs du monde du cinéma, politiques et cinéphiles se pressaient dans une salle devenue entre-temps beaucoup trop petite pour l’envergure de l’événement.
« Construire une cinéphilie » est un de buts des programmateurs du festival, affirme Alexis Juncosa, qui est accompagné non seulement par un comité exécutif de l’association sans but lucratif présidé par Colette Flesch, mais aussi soutenu par un comité artistique constitué de professionnels des institutions publiques et privées de la chaîne du cinéma. Pour construire cette cinéphilie, dont la masse critique demeure assez faible au Luxembourg, mais aussi pour construire un public pour des films art et essai qui se situent en marge du marché des blockbusters, le festival Discovery Zone fait le grand écart entre ambitions artistiques et accessibilité des œuvres.
Dans la programmation officielle, on peut ainsi voyager de l’Afghanistan avec An Afghan Love Story (Wajma) de Barmak Akram en passant par l’Iran, avec Closed Curtain (Parde) de Jafar Panahi, le réalisateur assigné à résidence qui tourne donc en toute illégalité (le film était montré à la Berlinale et promet de polariser), en passant par l’Utah profond des mormons avec Electrick Children de Rebecca Thomas, l’univers hermétique d’une famille hassidique ultra-orthodoxe à Tel Aviv de Fill the void (Lemale et ha’halal) de Rama Burshtein ou le délire visuel du film d’animation américain Consuming spirit de Chris Sullivan. Il y a deux grands points communs entre les films en compétition : soit il s’agit d’œuvres de réalisatrices (comme à Berlin), soit ils traitent de la condition féminine (comme à Berlin encore) : mariage forcé, grossesse involontaire avec toutes les conséquences que ça peut avoir, pertes de repères, attrait du pouvoir et de l’argent... ça tombe bien, la remise de prix aura lieu le 8 mars, journée internationale de la femme.
Des documentaires qui polarisent La sélection de films documentaires à elle seule vaut qu’on s’achète un pass à vingt euros (ce qui équivaut à 33 centimes le film...) : c’est ici que se lit le chaos du monde dans lequel nous vivons, entre les films sur le changement climatique (Chasing Ice de Jeff Orlowski), l’affrontement de l’homme prédateur et de la nature en mer (Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel), les services secrets israéliens du Shin Beth (dans The Gatekeepers, Dror Moreh Israel interroge les six directeurs successifs des services) ou la chute de l’ultra-riche Américain David Siegel, magnat de l’immobilier, et de sa famille qui vivait dans la débauche capitaliste (The Queen of Versailles de Lauren Greenfield). Le Luxembourg y fait bonne figure avec trois documentaires : Cello Tales d’Anne Schiltz, Naked Opera d’Angela Christlieb, acclamé à la Berlinale, et surtout le très attendu Sweetheart Come de Jacques Molitor, des révélations inédites sur la sexualité au Luxembourg, dont la bande-annonce laisse présager un documentaire sensible transgressant les tabous qui règnent toujours au grand-duché sur le sujet, mais qui le fait avec doigté.
Révélations grand-ducales Un autre film parmi les plus attendus dans la programmation du Discovery Zone 2013 est Never Die Young, le nouveau long-métrage de Pol Cruchten, docu-fiction qui raconte l’histoire tragique d’un jeune qui découvre l’héroïne et la criminalité dès l’âge de quinze ans. Le film de clôture, Au bonheur des ogres de Nicolas Bary, est une coproduction (Bidibul) dont on avait pu visiter le tournage à Contern l’année dernière. Bérénice Béjo, partenaire de Jean Dujardin dans The Artist, y joue le premier rôle féminin ; son mari dans la vie et réalisateur du film oscarisé, Michel Hazanavicius, avait d’ailleurs visité l’exposition de Fabrizio Maltese dans le cadre de Discovery Zone l’année dernière, et la boucle est bouclée, preuve que le monde du cinéma européen tient dans un mouchoir. Comme le fait que Simone Bär, directrice de casting la plus connue en Allemagne, membre du jury cette année et qui participera à une rencontre avec les professionnels demain, samedi, soit celle qui a découvert Vicky Krieps et a participé à la lancer dans sa carrière professionnelle.
Cinéma Paradiso Si le Discovery Zone a su trouver la confiance des politiques et du grand public après le désastre organisé par ses prédécesseurs à partir de Paris, c’est aussi, peut-être même surtout, grâce à sa programmation pour enfants : cette année, elle augmente encore d’un cran et offre des films aux tout petits, dès l’âge de trois ans, donc certains même en version luxembourgeoise. Plus de 3 200 scolaires étaient inscrits lundi, des ateliers et workshops, des projections spéciales et des discussions les attendent. Pour les autres, ce week-end sera l’occasion de les découvrir en salles, à Utopia et à la Cinémathèque. On recommandera plus particulièrement Pinocchio d’Enzo Dalò (auteur aussi de La flèche bleue), dessin animé coproduit au Luxembourg et projeté en français et en luxembourgeois, et Émilie, le nouveau court-métrage d’Olivier Pesch, dont on peut voir des parties de décors et des dessins au Ratskeller.
Comme un virus Lors des précédentes éditions, on a beaucoup reproché au Discovery Zone qu’il n’était pas assez visible dans la ville et qu’il n’avait pas de véritable épicentre. Cette année, des drapeaux ornent toutes les rues un tant soit peu publiques, et le Ratskeller doit davantage faire fonction de centre névralgique, avec un bar exploité par les professionnels du cinéma, des événements et des rencontres sur place. Les projections seront concentrées sur deux lieux principalement, la Cinémathèque et Utopia, Utopolis n’accueillant que les très grands événements. Beaucoup d’invités, certes moins glamour que Jean Dujardin mais au moins aussi intéressants, sont attendus pour accompagner leurs films, et la stratégie des événements spéciaux et des projections de films adaptés à chaque lieu a été encore élargie : Discovery aura aussi lieu au Casino, au Mudam, à l’Exit07 et au Centre de rencontres Neumünster, du matin pour le brunch à la nuit, pour un concert de Stereo Total. Il faudra vraiment commencer à faire des statistiques sur les retombées économiques.