« Les frêles épaules des hommes en détresse » : ce mardi soir, un frisson de pitié parcourait l’auditoire au Cercle Munster. Une ancienne institutrice était venue réciter ses poèmes « dédiés » aux SDF, prostituées, trisomiques et enfants-soldats. Le mari, installé derrière un piano à queue, introduisait la lecture par des ballades d’Elvis Presley, interrompues de temps à autre par une sirène de police traversant le petit pont du Grund. L’ambiance feutrée et anesthésiante du club privé Munster enveloppait le tout.
Alors que la tradition est supposée être garante d’exclusivité, le Munster, fondé en 1984 pour accueillir les flux des financiers de la place financière, a tenté de s’en inventer une. Les serveurs, portiers et voituriers ressemblent aux officiers d’une armée imaginaire ; ils sont habillés en spencer (« le smoking, même les serveurs à la Schueberfouer le portent ! ») garnis de galons d’épaule. Aux enchères furent débusquées des peintures à l’huile représentant les propriétaires défunts de quelque manoir et une énorme tête de cerf. Ce bric-à-brac (« résolument anglais » note la page Internet) s’oppose à la froideur minimaliste de House 17, le nouveau club privé qui a ouvert il y a un mois et demi au 17, rue du Nord. Le contraste est saisissant. Les murs du House 17 sont nus, peints en noir et blanc, les fauteuils gris. Fini l’Empire britannique, le style de club dont se sont inspirés les fondateurs de House 17 est celui de la City de Londres à l’ère néolibérale.
Le Cercle Munster accueille, à côté du patronat industriel, d’une flopée d’avocats d’affaires et de managers de la place financière, les familles dominantes luxembourgeoise : les Leesch, Clasen, Elvinger, Emringer, Kinsch, Lentz, Giorgetti et Tesch. Les quelques politiciens qu’on retrouve parmi les 1 500 membres (dont 150 femmes) se comptent sur deux mains : Jean Hamilius, Marcel Mart, Colette Flesch, Henri Grethen, Xavier Bettel et Pierre Gramegna sont tous inscrits comme membres au Munster : une indication que le DP garde de fortes affinités familiales et électives avec l’establishment luxembourgeois. Les trois autres politiciens recensés sont les avocats d’affaires Jacques-Yves Henckes (ex-DP/ex-ADR) et Roy Reding (ADR), ainsi qu’Étienne Schneider (LSAP). Les journalistes, quant à eux, sont aux abonnés absents, exception faite pour Alvin Sold et Danièle Fonck (Editpress).
Côté politiciens, la liste se recoupe largement avec celle du Golf-club grand-ducal, à cinq minutes à pied du Findel, où sont inscrits le Premier Ministre, son ministre des Finances et un ancien ministre, CSV celui-là, de l’Intérieur. Le Grand-ducal n’aime pas faire parler de lui. C’est, à côté du Kikuoka à Canach, le meilleur terrain au Luxembourg, un golfe à l’ancienne au cours sinueux. C’est aussi une institution figée dont le paradoxe est qu’il s’agit à la fois du club le moins cher (1 400 euros par an) et le plus sélect du Luxembourg.
Ce sont l’ancien président d’Arcelor Joseph Kinsch et l’avocat Jean Medernach qui jouent le rôle de gate-keepers du green. Chaque demande d’admission (qui doit être parrainé par deux membres actifs) passe par leur bureau. Leurs décisions, qui n’ont « pas besoin d’être motivées, et sont sans appel », comme le note le règlement interne, sont impénétrables, et font beaucoup de jaloux. Alors que le nombre d’adhérents est théoriquement limité à 950, une exception est faite pour la progéniture des membres, qui a ainsi la possibilité de se fréquenter à partir de son plus jeune âge. Ainsi naissent des réseaux de sociabilité et de famille, en cercle fermé. Surtout que le golfe se prête bien aux affaires, sur le green ou au « 19e trou », autour du bar.
Comme au Grand-ducal, les critères de sélection au Munster ne sont jamais explicités. Si on a besoin de deux parrains, en dernier ressort, c’est à un comité de ballotage composé de cinq membres auquel appartient la décision finale. Lucien Emringer, président du cercle Munster, évoque comme critères « un niveau culturel similaire, un certain profil qu’on ne peut définir avec précision ». Un je-ne-sais-quoi d’apparence irrationaliste qu’un sociologue aura vite fait d’identifier comme « habitus » : une manière de se tenir et de parler, des références et des goûts inculqués, devenus naturels.
Dans le Munster, la discrétion est de mise. Rien qu’à recueillir les métadonnées des visites, on peut tirer des conclusions : « Dis-moi avec qui tu sors, et je te dirai qui tu es », dit le directeur Georges Wagner. Les pièces séparées du Munster sont souvent utilisées par des firmes de headhunters pour y faire passer aux candidats un entretien d’embauche. House 17 prend aussi les devant et note dans son règlement interne que des « conversations menées ou entendues doivent être tenues dans la confidence la plus stricte » et ne pourront être utilisés à des fins commerciales ou journalistiques. L’acquisition d’une carte de membre est souvent motivée par l’espoir de gagner un accès privilégié aux informations.
« Nous ne faisons pas du networking à la manière d’un Paperjam Business Club, où tous les participants échangent leurs cartes de visite, estime Wagner. Chez nous, le réseautage est moins hard-core. De toute manière, nos membres se connaissent du golfe, du tennis ou du polo. » Georges Wagner a commencé à travailler au Munster le jour de son ouverture en 1984. Il sortait de l’école en hôtellerie à Lausanne et était âgé de 23 ans. Il a fière allure, mesure presque deux mètres, porte une barbiche, des lunettes rondes et utilise beaucoup d’eau de Cologne. Interrogé sur le profil socio-professionnel des membres du Munster, il hésite et répond : « La bonne classe moyenne et au-delà. »
Réputé assez égalitaire, le Luxembourg a fait du chemin. En ces trente dernières années, les cinq pour cent les plus riches ont quasiment doublé l’écart qui les séparait des cinq pour cent les plus pauvres. Si en 1985 une personne des « upper five percent » gagnait 5,9 fois plus qu’une personne d’en bas de l’échelle sociale, en 2010, le facteur de multiplication était de 11,3. L’arrivée de House 17, rue du Nord, est aussi l’expression de cette segmentation de la société.
House 17 se présente comme le Munster dépoussiéré : plus féminin, plus « décontracté » : « exclusif sans être élitiste ». Alors que la cotisation annuelle (850 euros) est plus chère qu’au Munster (600 euros), pas besoin, pour l’instant, de parrains pour y accéder. Le club tente aussi de se différencier par son dress code : « smart casual attire ». Une formule « délibérément ambiguë », selon Andrew Burrows, un des fondateurs. Le casual, certes, mais dans les limites : « Des baskets, pourquoi pas, dit Claude Neu, un des directeurs de House 17. Si on porte de vrais baskets de designer, où est le problème ? » Si le nouveau-venu tente de se démarquer de son aîné comme étant « déi ouni Krawatt », le directeur du Munster essaie de répondre par l’humour : « Nous avions discuté si nous ne devions pas revoir notre code vestimentaire. Mais avec House 17, la cravate est devenue notre signe de marque ! »
Le lancement du nouveau club ne tombe pas dans une période faste. « Avant la crise de 2008, j’aurais fourni une garantie de succès à House 17 », dit Georges Wagner. Il se rappelle non sans nostalgie le temps où les banques allemandes invitaient leurs clients à des déjeuners arrosés au Munster. 80 pour cent de ses rentrées proviennent de déjeuners et dîners d’affaires et 2007 était la meilleure année enregistrée. 2008 s’annonçait encore meilleure, mais le vol d’Icare s’arrêta brusquement en septembre. « Depuis la crise, nous sentons bien que dans le private banking, il ne se passe plus grand-chose. Or c’est le private banking qui a besoin de structures comme la nôtre. Et chez les grandes firmes industrielles américaines comme Dupont de Nemours ou Goodyear, on regarde désormais les factures de très près. Depuis 2008, les digestifs et les cigares ne sont plus remboursés. Le patron ne paie pas pour les drogues de ses employés. En toute logique le champagne et le vin suivront. »
« Please, not just bankers ! », s’était exclamé un des fondateurs à la conférence de presse au lancement de House 17. Alors que les sociétés littéraires et scientifiques réunissaient jadis les professeurs de lycée et bourgeois dans un joyeux dilettantisme – les Instituts grand-ducaux sont les vestiges de cette forme d’élitisme se référant vaguement à l’humanisme –, House 17 veut aujourd’hui attirer les professionnels de la « communication », un terme qui englobe journalistes, publicitaires et autres « créatifs ». À Berlin, où se distinguer est devenu le nouvel impératif catégorique, le Soho House, importé de Londres, a fait un tabac dans le milieu des communicants. Contacté par le Land, le sociologue des élites et un des derniers marxistes du monde académique allemand Michael Hartmann y voit « l’expression de la peur de la descente sociale et d’une volonté de la classe moyenne aisée de se démarquer vers le bas. » En d’autres termes : en temps d’incertitude économique, les membres prospectifs de House 17 seraient à la recherche d’un calmant social.
En un mois, le nombre de membres du nouveau club a grimpé de 135 à 340 (moitié Luxembourgeois, moitié étrangers, dont une majorité de francophones), celui des actionnaires, qui ont mis 10 000 euros sur la table (en échange d’une carte de membre à vie et 500 euros de consommations gratuites) s’est porté de 120 à 160. Selon le scénario le plus optimiste, à 600 membres, House 17 pourrait générer un bénéfice de 600 000 euros à la fin de l’année, qui devrait par la suite monter jusqu’à 4,7 millions d’euros, sur la base, peu réaliste, de 2 250 membres.
Peu y croient d’ailleurs. À mots couverts, certains en conviennent : faire de l’argent avec un club serait plutôt illusoire : « Avec un peu de chance nous ferons assez d’argent pour couvrir les frais, mais s’attendre à des dividendes ? Forget it ! Il faut rester honnête, ceci est en fait une ASBL. » Ni le Munster, ni le Grand-ducal, ne se sont jamais développés en structures commerciales. À son lancement, le Cercle Munster avait averti les investisseurs potentiels : « Il n’y a aucune raison économique pour devenir actionnaire ».
Cela explique la nervosité des neuf membres fondateurs du 17 rue du Nord. Ils se sont enrichis dans la finance, la communication et le consulting et cherchent désormais une reconnaissance sociale dans « leur » club. Pour lever les fonds, ils ont fait appel à des amis et connaissances. « Nous avons pris un risque énorme. Et je n’ai pas envie de devoir changer de trottoir lorsque je rencontrerai un de mes amis-actionnaires », dit Yves Deschenaux, un des fondateurs du club. Et d’ajouter : « It’s a no brainer : Dès que nous aurons 600 membres, le projet ne pourra plus foirer. » Pour tenir le coup, les neuf fondateurs, d’ailleurs tous des hommes, et Jan Schneidewind, avec qui ils gèrent en joint-venture le restaurant et le bar, se sont engagés à rester investi dans le projet sur au moins trois ans, pour le meilleur et pour le pire.
Ce qui fait défaut au nouveau club, c’est une âme. « Pour l’instant nous n’avons pas encore réussi à créer une vraie atmosphère de club », concède la directrice de House 17, Diane Wunsch. Ces dernières semaines ont été éprouvantes, elle a l’air fatiguée et, en plus, est enrhumée. House 17 table sur un changement des mœurs, et espère attirer des jeunes employés pour lesquels les frontières entre vie professionnelle et privée s’estompent. Ce que House 17, dans son communiqué de presse d’ouverture avait appelé « interactivité entre business et loisirs », on pourrait aussi le désigner, de manière plus prosaïque, d’heures supplémentaires. « Les gens doivent être efficients, ils peuvent aussi l’être en dehors du bureau, en emmenant leur tablette numérique avec eux », dit Claude Neu. Un bureau mobile à 70 euros par mois, ce serait plutôt une bonne affaire, estime-t-il. Or, à part quelques Anglais, qui auraient débarqué le mardi matin pour prendre le café, discuter, travailler, jouer au billard, travailler un peu plus et aller déjeuner, cette organisation du travail reste étrangère à la plupart des employés. Ce lundi et ce mardi après-midi en tout cas, les trois étages de House 17 étaient déserts.
Le Cercle Munster non plus n’a jamais fonctionné à la manière d’un club anglais. En dehors des heures de déjeuner et de dîner, ses salons sont vides, on n’y aperçoit ni rentiers ni officiers fuyant la monotonie casanière, fumant un cigare ou buvant du porto. « La plupart de nos membres sont actifs. Et avec la pression qu’il y a aujourd’hui dans le business, ils ne peuvent pas se permettre de traîner tout un après-midi ici », explique Wagner. En fait, le Munster est un restaurant déguisé en club social. C’est ce qui risquera d’arriver à House 17. Pour l’instant c’est le restaurant qui attire les clients. Or, 21 employées et 960 mètres carrés pour une cinquantaine de couverts, cela fera difficilement une opération gagnante.
Heureusement que les trois clubs privés ont pu bénéficier des largesses du pouvoir public. Les terrains du Golf-club grand-ducal, fondé en 1934 en présence du président de l’Arbed et du président de la Banque internationale à Luxembourg, furent gracieusement mis à disposition par la Grande-Duchesse Charlotte. Le Munster, louant les locaux de l’ancienne brasserie Funck-Bricher à la famille Lentz (Brasserie nationale), ne put emménager qu’après le déménagement de la prison du Grund en 1984, l’installation de l’ascenseur et du parking souterrain sur le plateau Saint Esprit en 1985 et l’assainissement du quartier, accompagné de l’expulsion d’une bonne partie de la population. (L’actuel président du Cercle Munster, Lucien Emringer, est aussi le président de la société en charge des constructions sur les rives de Clausen un peu plus loin le long de l’Alzette.) Et aujourd’hui, House 17 loue auprès du Fonds de rénovation de la Vieille Ville pour un prix défiant toute concurrence : une dizaine d’euros le mètre carré, c’est-à-dire une fraction du prix de marché. Mais l’hospitalité n’a pas de prix.