La conclusion est toujours identique : il serait dangereux, voire irresponsable de renvoyer les quelque 3 000 réfugiés monténégrins vivant au Luxembourg dans leur pays d'origine. Bochniaques, c'est-à-dire faisant partie de la minorité musulmane, originaires de la région montagneuse du Sandjak au Nord du Monténégro, ils ont fui la misère, mais aussi les « dégâts collatéraux » des bombardements de la Serbie par l'Otan en 1999.
Pascal Arnold, collaborateur de Caritas Luxembourg à Berane, au Sandjak, depuis octobre 2000, dressait mercredi soir devant un public essentiellement luxembourgeois un portrait sans complaisance de la région habitée majoritairement par des musulmans, systématiquement discriminée par les gouvernements successifs, aussi bien yougoslaves de Belgrade que monténégrins de Podgorica : infrastructures désuètes voire inexistantes, industrie en ruines (ne fonctionnant plus qu'à moins de vingt pour cent de son ancienne capacité), la moitié de la population en âge de travailler au chômage,... Peu de perspectives qui allècheraient un retournant potentiel à faire le voyage inverse d'il y a deux ou trois ans.
Depuis son installation à Berane, Pascal Arnold a assisté une quarantaine d'anciens réfugiés du Luxembourg dans leur retour chez eux. Caritas a monté une sorte de « pont » entre le Luxembourg et le Monténégro, Ana-Marija Soric accueillant les personnes désireuses de retourner au Monténégro ici et leur aidant à monter un projet pour là-bas. Puis, Pascal Arnold assistant ceux qui le désirent sur place.
L'argent que Caritas reçoit du ministère de la Coopération est majoritairement investi en micro-crédits permettant à des particuliers de s'acheter des animaux ou des plants et semences pour petite agriculture ou de monter un magasin d'alimentation générale, un commerce de vêtements, un stand de fruits et légumes sur un marché... Autant d'exemples que le collaborateur de Caritas put montrer en images.
Un centre de formation professionnelle devrait contribuer à former des jeunes à Podgorica, 1 600 familles du Sandjak, les plus démunies, reçurent des plants de pommes de terre provenant de la Éisleker Setzgromperegenossenschaft de Clervaux pour au moins avoir une récolte en automne. D'autres projets sont à l'étude, notamment dans le domaine de l'éducation, Caritas voulant participer à la rénovation d'écoles ou à l'organisation d'un début de transport scolaire par exemple.
Karin Waringo vit depuis novembre dernier au Monténégro, où elle enseigne les sciences politiques à l'université de Podgorica (et écrit des correspondances pour le Land). « Je me suis maintes fois demandée comment expliquer la réalité du Monténégro aux gens qui n'ont jamais visité cette région, » s'interrogea-t-elle durant une conférence qu'elle donna mardi midi sur invitation de l'Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés) et du Land. « Écrire aurait en effet présupposé un double acte de traduction, un premier lorsque j'essaierais, moi, de traduire des impressions du quotidien en mots, le deuxième lorsque le lecteur ou la lectrice essayerait de donner un sens à ces mots. »
Comme si l'appareil photo était un moyen plus directe, moins biaisé de montrer la réalité, elle a donc profité de la visite du photographe Martin Linster, pour sillonner avec lui le pays (650 000 habitants) durant une semaine, essayant de documenter en images les forts contrastes sociaux, politiques (la visite de Martin Linster tombait en pleine campagne électorale), économiques, géographiques ou ethniques qui y règnent. Leur documentation photographique, qui fut exposée durant quinze jours dans le foyer du campus Geesseknäppchen, montre un pays en ruines, où le temps semble s'être arrêté, vivant surtout de l'économie grise, contrebande de petits vendeurs à la sauvette côtoyant les camps de réfugiés (quelque 47 000 IDPs, internally displaced people, originaires de Bosnie, de Croatie, du Kosovo vivent toujours au Monténégro), abris de fortune,... Mais cette pauvreté de la grande majorité coexiste, raconte Karin Waringo, avec des formes de richesse importée de l'ouest, grosses cylindrées et vêtements à la mode, de quelques-uns.
Comme Pascal Arnold, Karin Waringo arrive à la conclusion qu'un retour en masse des réfugiés du Luxembourg vers le Monténégro est inconcevable, car elle risquerait de déstabiliser toute une région. En cela, elle persiste dans le jugement qu'elle portait en septembre dernier suite à une étude effectuée sur le même sujet pour le compte de Caritas. Quelques mois plus tôt, l'OIM (Office international pour les migrations) avait déjà démontré les mêmes difficultés dans une étude commanditée par le gouvernement luxembourgeois (voir aussi d'Land 34/00)1. Cette appréciation d'une impossibilité du retour persiste, malgré les changements politiques intervenus depuis un an, notamment la chute de Slobodan Milosevic à Belgrade ou le vote d'une loi d'amnistie pour déserteurs, applicable depuis mars de cette année.
L'Europe se plaît à croire que depuis les élections présidentielles d'automne 2000 en Yougoslavie et les élections législatives anticipées au Monténégro en avril de cette année (voir d'Land 16/01 et 17/01), la région serait en train de retrouver la voie de la démocratie et de la stabilité. Or, les pourparlers pour former un gouvernement au Monténégro n'ont abouti que mardi dernier, la solution semble précaire, avec une coalition minoritaire de l'ancien gouvernement Djukanovic qui a besoin du soutien des libéraux. La question de l'indépendance est loin d'être résolue, les plans d'organiser un référendum sur la question subsistent. En même temps, des Bochniaques aspirent à un Sandjak indépendant, actuellement à cheval entre le Monténégro et la Serbie, qui risquerait de se retrouver scindé en deux par une frontière internationale en cas de séparation des deux républiques formant actuellement la Yougoslavie.
« Il ne nous appartient nullement de décider à la place du Monténégro, » estima mardi les ministre de la Coopération, invité par l'Asti, Charles Goerens (PDL), devant un parterre essentiellement constitué de réfugiés monténégrins. Et de continuer : « Comparés au Luxembourg, très peu de pays n'ont pas la masse critique nécessaire pour devenir indépendants. Il appartient aux Monténégrins de se fixer eux-mêmes sur leur propre sort. » Avec la meilleure volonté du monde, Charles Goerens confirma son engagement pour la région, soulignant être disposé à multiplier l'aide financière versée au Monténégro par cinq ou six, « voire même plus ». Or, il n'y a aucun doute à la volonté du gouvernement de tout faire pour les réfugiés là-bas, mais plus rien pour ceux qui sont au Luxembourg. À côté de Caritas, LuxDevelopment est en train de sonder les projets de plus grande envergure viables, susceptibles de recevoir une aide luxembourgeoise.
Mais Karin Waringo de constater que l'aide internationale décroît à fur et à mesure que le Monténégro tombe en désuétude. Même substantiellement multipliée, l'aide luxembourgeoise n'est alors qu'une goutte sur une économie desséchée, dont les problèmes sont avant tout structurels. Selon Pascal Arnold, le Monténégro n'aurait une chance que dans le long terme, et même cela uniquement dans le cadre d'une reprise économique de toute la région des Balkans.
Dans un tel contexte, les 48 000 francs que le Luxembourg paye à chacun de ceux qui retournent volontairement dans les trois mois qui suivent le premier avis négatif à leur demande d'asile, 24 000 aux enfants, ne sont forcément pas attractifs. Peu de gens veulent en profiter, parce qu'ils n'ont que faire de cet argent, ne voyant toujours aucun avenir au Monténégro. Au Luxembourg, malgré les mauvaises conditions dans lesquelles ils vivent depuis deux, voire trois ans - parqués dans des foyers, interdits de toute activité sensée -, ils peuvent au moins garantir un enseignement de base à leurs enfants. Ceux qui sont retournés malgré tout au Monténégro (ils étaient 43 en 2000, selon le ministère de la Justice, alors que 109 Monténégrins sont nouvellement arrivées durant cette année) s'étaient finalement laissés décourager par l'absence de perspectives au Luxembourg. Même si Caritas s'est engagé à accompagner ceux qui ont décidé de retourner alors que l'Asti plaide pour le non-retour, les deux associations se rejoignent dans une opposition formelle et décidée aux retours forcés.
Comme pour les sans-papiers, l'Asti revendique une intégration par le travail des réfugiés monténégrins. Le contraire semble en effet de plus en plus paradoxal, dans une économie luxembourgeoise dont les organisations patronales n'ont de cesse d'appeler au secours, fustigeant un manque cruel de main d'oeuvre, plus ou moins qualifiée : les banques, l'industrie, et maintenant l'artisanat, offrent des emplois par milliers. La main d'oeuvre est peut-être à leur porte, mais la volonté politique l'empêche d'accéder à ce marché de l'emploi si demandeur.