Non, Luxlait n'a pas encore connaissance d'une éventuelle campagne de formation de réfugiés aux techniques de transformation laitière dans sa fabrique. Livius Gorecka, son porte-parole, apprit la nouvelle au téléphone et confirma par la suite qu'aucune instance de décision n'avait encore été contactée. Mais que bien sûr, leur coopération serait toute naturelle s'ils étaient saisis d'une telle demande par l'instance mandatée par le gouvernement pour organiser ces programmes de formation, en l'occurrence Lux-Development. Lors d'une conférence de presse conjointe avec Caritas (le 16 octobre), le ministre de la Coopération, de l'Action humanitaire et de la Défense, Charles Goerens (PDL) annonça la réhabilitation d'une laiterie à Berane, dans le Nord, comme un des projets de reconstruction du Monténégro financés par le gouvernement luxembourgeois ; il imagine même la création de quelque 70 emplois dans l'usine, plus le travail pour les agriculteurs producteurs de lait qui en dépendraient.
Un deuxième projet se situerait lui aussi dans l'agriculture, avec la livraison de pommes de terre à planter par la Éisléker Setzgromperegenossenschaft (Synplants). À Clervaux non-plus, on n'en sait pas davantage sur ce projet, sauf qu'il a été évoqué à plusieurs reprises, mais sans détails concrets. Synplants a livré mille tonnes de pommes de terre à planter au Kosovo en février de cette année et fera de même en février prochain. Sur place, ce stock est géré par la FAO et Caritas.
Pour le Monténégro, la quantité à livrer au printemps prochain pourrait se situer aux alentours d'une soixantaine de tonnes, mais de toute façon, tout le programme se définirait différemment. « En raison de la situation géographique du Monténégro, sur le relief montagneux des Dinarides, écrit la politologue Karin Waringo dans son étude sur les conditions de rapatriement réalisée en septembre pour le compte de Caritas, l'agriculture n'a jamais eu un grand poids dans l'économie de la république qui importait des produits agricoles surtout de la Serbie. » Cela vaut a fortiori pour les régions montagneuses du Sandjak, qui est pourtant la région d'origine de la majorité des réfugiés monténégrins au Luxembourg, et donc la principale cible des programmes de reconstruction.
D'autres secteurs que Charles Goerens veut encourager sont la filière du bois, qui fut effectivement un des piliers de l'économie dans le nord, puis la pisciculture et éventuellement l'hôtellerie et la restauration. En tout et pour tout, le gouvernement luxembourgeois est prêt à investir 200 millions de francs dans l'économie monténégrine pour créer un cadre favorable au retour des réfugiés - exactement la même somme que celle débloquée pour les primes d'encouragement dégressives de 48 000 francs allouées à chaque réfugié qui s'engage à un retour volontaire rapide.
De cette somme, Caritas reçoit six millions de francs pour les frais de fonctionnement du bureau qu'elle a ouvert cette semaine à Berane au Sandjak dans le but de collecter des informations actuelles sur la situation humanitaire et politico-économique au Monténégro, mais aussi pour faire l'accueil des éventuels retournants provenant du Luxembourg. Une vingtaine de millions supplémentaires sont investis dans une école professionnelle à Podgorica avec laquelle travaille Caritas. Toutes ces mesures sont destinées à encourager les retours volontaires, souligna Erny Gillen, directeur de Caritas à plusieurs reprises lors de cette conférence de presse ; ceci afin d'éviter une deuxième vague de retours forcés comme on les a connus en novembre dernier. « Si leur sécurité n'est pas garantie là-bas, il faut absolument qu'ils puissent rester au Luxembourg, » revendiqua-t-il, assis à côté d'un membre du gouvernement qui fit mine de ne pas s'en émouvoir.
« Je ne suis pas habilité à dire quelque chose sur la politique du gouvernement, » répondit le ministre Goerens à la question sur la politique du Luxembourg en la matière, et que les ministres se concerteraient prochainement en conseil, mais qu'il s'agissait maintenant pour lui de créer des conditions favorables au retour au Monténégro. Pour Erny Gillen, il paraissait essentiel que Caritas prouve sa confiance dans les perspectives du Monténégro ; selon Agnès Rausch (Caritas), de plus en plus de réfugiés qu'elle rencontre seraient prêts à repartir parce que leur situation au Luxembourg se dégrade constamment.
Et cela est exactement la politique du gouvernement : créer des conditions de vie tellement défavorables pour les quelque 4 400 réfugiés vivant actuellement au Luxembourg que le retour reste la seule solution envisageable. Depuis la fin des autorisations provisoires de travail, en juin de cette année, ils attendent dans l'incertitude la plus totale. Parmi les réfugiés originaires du Monténégro, la méfiance envers les nouveaux dirigeants de Belgrade autour de Vojislav Kostunica, qui est sorti vainqueur du scrutin présidentiel du 24 septembre, reste totale. Parce que « les dirigeants ont peut-être changé, mais la tête des gens, non, » nous dit-on lors d'une visite dans un des centres d'hébergementpour réfugiés.
Les questions du statut du Monténégro dans ce qui reste de la fédération yougoslave et la position de Kostunica vis-à-vis des minorités sont loin d'être au clair. Avant d'être sûres de leur avenir sur place, les familles choisissent la sécurité pour leurs enfants. Même si elles doivent passer leurs journées à attendre, dans l'oisiveté forcée et le mépris des instances publiques, cloisonnées dans de petites chambres à trois, quatre personnes ou plus, subissant le régime aléatoire d'amendes - mille francs à payer pour une assiette cassée par mégarde alors qu'un adulte ne reçoit que 2 000 francs en tout par mois - et autres tracasseries insupportables à la longue. Même cette proposition d'un médecin que la communauté des réfugiés pourrait faire des dons de sang afin de prouver leur gratitude et qu'ils sont prêts à donner quelque chose en retour de l'accueil du Luxembourg, fut rejetée pour des raisons de difficultés bureaucratiques apparemment insurmontables.
Pour les réfugiés et demandeurs d'asile déboutés, le pire, c'est l'incertitude dans laquelle ils vivent au Luxembourg. Le geste symbolique de Caritas de se positionner ouvertement du côté du gouvernement et, quelque part, de sa politique d'encouragement aux retours, a une nouvelle fois ébranlé les bases d'un embryon de confiance. Les réfugiés ne savent plus à qui se fier dans leur détresse, ne sont pas informés de leurs droits et des possibilités qu'ils ont de les revendiquer. Serge Kollwelter, quant à lui, affirme que l'Asti estime que la situation est loin d'être sûre au Monténégro, surtout pour les minorités comme les musulmans du Sandjak. En matière d'accueil des réfugiés, l'Asti demande au gouvernement de ne plus communiquer uniquement sur les retours , mais de commencer à réfléchir à l'intégration des réfugiés et demandeurs d'asile dans la société luxembourgeoise.
Car contrairement à la politique instaurée lors de la vague de réfugiés venus de Bosnie au début des années 1990, les deux gouvernements successifs qui ont participé à la guerre du Kosovo et géré ses suites ont toujours cherché à symboliser et faire ressentir le caractère provisoire de l'accueil des réfugiés : logement dans les halls d'exposition de la Fil au Kirchberg, relogements multiples des familles en attente (jusqu'à une dizaine de fois en un an et demi, raconte cette famille originaire du Kosovo), « parcage » des communautés sur des espaces minimaux dans des centres situés loin de tout, interdiction d'une vie digne par le travail... Depuis les expulsions de novembre dernier, connues sous le nom d'« opération Milano », la situation n'a fait qu'empirer, la politique de la générosité de l'accueil des débuts de la guerre du Kosovo que le Luxembourg cofinançait, a radicalement changé sans que personne n'ose plus le nommer. Ni lancer « Milano II » : les expulsions auxquelles le Collectif réfugiés s'était attendu cet été n'ont pas eu lieu. Ces trois derniers mois, 145 personnes ont profité de l'aide gouvernementale aux retours, dont 32 allaient au Monténégro et 104 au Kosovo, selon les chiffres donnés par Charles Goerens.
Comme un acte de désespoir, pour disposer de chiffres censés prouver la solidarité des Luxembourgeois, l'Asti a investi l'argent d'un don dans une enquête d'opinion ILReS, effectuée à la mi-septembre (donc avant les élections présidentielles en Yougoslavie) auprès d'un échantillon de 500 Grands-Ducaux de quinze ans et plus ; les résultats ont été présentés mercredi. Prenant en compte tous les risques de dérapage dans le questionnement et l'interprétation qu'un tel sondage d'opinion comprend, l'Asti voulait surtout connaître la perception des réfugiés par les Luxembourgeois. Ainsi, 46 pour cent des personnes interrogées sont d'accord avec la question provocante « Il y a beaucoup trop de réfugiés au Luxembourg », alors que 64 pour cent croient savoir que des réfugiés vivent dans leur localité. L'ILReS a aussi consacré un des quatre blocs thématiques aux éventuelles corrélations entre le sentiment de sécurité des personnes interrogées et la présence de réfugiés, rapprochement douteux s'il en est - l'explication de Charles Margue de l'ILReS étant qu'il faut aussi considérer l'imaginaire des gens - ; le résultat est rassurant : seuls neuf pour cent estiment avoir eu personnellement ou dans la famille, un problème avec des réfugiés. Et la définition de « problème » va de l'altercation au cambriolage.
Le résultat le plus utile de l'enquête, au moins pour l'Asti, est que 89 pour cent des personnes interrogées estiment que les réfugiés en attente devraient avoir le droit de travailler, au moins temporairement. Ce chiffre prouve, selon eux, que le gouvernement se trouve en opposition flagrante à l'opinion publique. Le droit au travail a toujours été une des revendications principales de l'Asti, demandant à ce que chaque personne ait le droit de subvenir à ses besoins propres et à ceux de sa famille, l'économie luxembourgeoise générant toujours un nombre croissant d'emplois. « Sous ces conditions, nous demandons de vérifier les capacités professionnelles de certains réfugiés qui pourraient être utiles à notre économie, » demande l'Association luxembourgeoise pour les Nations Unies (Alnu) dans un communiqué daté du 17 octobre.
Mais, au lieu d'y voir une richesse qui pourrait faire avancer le Luxembourg, le gouvernement luxembourgeois préfère véhiculer l'image de profiteurs de la générosité présumée du gouvernement, de réduire les réfugiés à l'aumône. Au lieu de voir qu'outre des ouvriers et artisans qualifiés dont le marché de la construction par exemple aurait toujours besoin, les réfugiés sont aussi universitaires, chercheurs, enseignants, médecins... qui pourraient être utiles au Luxembourg et apporter un savoir. Mais ce serait demander de revoir les a priori qui servent si bien à justifier une politique peu humaine vis-à-vis d'une communauté non-catholique.