Luc Frieden, ministre de la Justice, a-t-il dit la vérité lorsqu'il affirma début de la semaine dernière à la tribune de la Chambre des députés que le ressortissant algérien Ahmed Messaoud expulsé du territoire luxembourgeois vers l'Algérie est un individu « violent et armé » ? Prouver la véracité de ses paroles est à peu près aussi difficile que prouver le contraire. Frieden s'est basé, pour faire ses déclarations, sur le système d'informations Schengen (SIS). Il s'agit d'un fichier européen qui regroupe l'ensemble des informations, introduites par des policiers, relatives à un fait ou une personne. Une distinction entre ces données n'est pas faite, qu'il s'il s'agisse d'une voiture volée ou d'informations concernant un individu.
Le cas de ce ressortissant algérien, qui avait entamé une procédure d'asile au Luxembourg dont il fut débouté, met à jour de façon flagrante les ratés et dangers du SIS. Interpellé par l'opposition politique et les protestations des ONG et autres associations oeuvrant pour les demandeurs d'asile et autres réfugiés, le ministre s'était cru permis de dénoncer la personne en question comme « danger à l'ordre public luxembourgeoise ». Comme preuve, il a avancé qu'il s'agit d'une personne fichée par la Police ou quelque Service de renseignement comme proche des milieux terroristes islamistes, et que de surcroît, la remarque « dangereux et armé » figure à côté de son nom parmi les « Données générales personnes » du fichier Schengen.
Étant donné que les tribunaux luxembourgeois avaient rejeté tous les recours d'Ahmed Messaoud pour légalement rester au pays, il aurait été facile pour le ministre de la Justice de se baser sur ces jugements pour justifier l'expulsion. Le ministre décida de dévoiler la carte d'identité policière de ce débouté du droit d'asile, le rangeant de la sorte dans la catégorie « activiste islamiste à fort potentiel terroriste ». Il a de la sorte réussi un tour de main admirable. En dénonçant ceux qui ont pris le défense de l'expulsé d'être des souteneurs de terroristes potentiels, il a jeté le discrédit sur nombre d'ONG et d'associations. Plus, il aura réussi à justifier cette expulsion par des arguments clairs et précis, irrévocables quant à l'opinion publique. Les paroles et surtout affirmations ministérielles ont valeur de vérité absolue lorsqu'elles sont adressées au peuple.
Mais hormis le débat quant à la manipulation de l'opinion publique par le ministère de la Justice, le cas d'Ahmed Messaoud met en exergue les dangers qui émanent du système d'informations Schengen.
Ahmed Messaoud résidait au Luxembourg depuis plus de sept ans et était loin d'être un clandestin. Il avait été « domicilié » à Tarchamps par le ministère de la Famille, de même qu'il a un temps bénéficié de bons du même ministère pour s'alimenter. Il avait introduit une demande d'asile politique parce qu'il se disait harcelé en tant que croyant et pratiquant musulman en Algérie. Ce qui lui valut une première inscription dans le fichier Schengen, avec la mention « surveillance discrète ; recueillir informations ». Un procédé de routine, instigué par les autorités françaises depuis la vague d'attentats d'origine islamiste qui ébranla Paris en 1995. Tous les ressortissants maghrébins se disant persécutés en leur pays à cause de leur appartenance religieuse devaient être fichés de la sorte pour éviter que des terroristes ou sympathisants du Front islamique du Salut (bien que cette mouvance soit d'abord politique avant d'être révolutionnaire) ou du Groupement islamiste armé (GIA) ne puissent agir sur ou depuis le territoire européen. Jusque-là donc, rien d'anormal ou du moins d'incompréhensible.
Lorsque Luc Frieden crut devoir dévoiler publiquement - pour des raisons qui restent les siennes - le fichier d'Ahmed Messaoud, celui-ci était entre-temps devenu « violent et armé », et donc un élément propice à troubler l'ordre public luxembourgeois. Sans que les raisons, les faits, éléments ou indices de ces accusations - car en fin de compte il ne s'agit non pas d'indications, mais présentées de la sorte, de présomptions de culpabilité - ne soient accessibles. Il s'agit de remarques introduites dans un fichier, de façon arbitraire, par des policiers. Aucun tribunal ne contrôle la véracité de ces indications, aucun recours ne semble possible, à moins d'entamer une procédure longue et coûteuse sur base de la législation sur le respect des données personnelles.
Un Ahmed Messaoud violent et armé était facile à expulser sans heurter l'opinion publique. La note interne de la Police des étrangers luxembourgeoise au ministre mettait de surcroît le concerné en relation avec les prétendus islamistes qui avaient été interpellé à Schifflange il y a quelques années. Leur appartement regorgeait d'armes et de munitions, probablement destinées à des actes de guerre en Yougoslavie ou terroristes au sein de l'Union européenne. Ces personnes ont été jugées l'année dernière, peines de prison à la clef, à Neufchâteau en Belgique, sans que le nom d'Ahmed Messaoud ne soit mentionné lors du procès. Alors que la note du commissaire luxembourgeois précise que le nom d'Ahmed Messaoud « apparaissait » dans le cadre de cette enquête.
Ahmed Messaoud fut intercepté le 27 juin à Mont Saint Martin, en Meurthe et Moselle et reconduit à la frontière luxembourgeoise. La Police aux frontières française le remit aux policiers luxembourgeois qui le déféraient à la prison de Schrassig à cause d'amendes de 8 000 francs non payées. Cette contrainte par corps précédait la décision de « mise à disposition du gouvernement » et d'expulsion émanant du ministère de la Justice. Le 30 juin, le ministère entreprit les démarches nécessaires pour organiser cette expulsion en réservant, entre autres, les billets d'avion nécessaires. Le voyage forcé fut fixé au 4 juillet. Or, sur demande luxembourgeoise, les policiers français n'ont transmis les indications et accusations graves concernant la personne d'Ahmed Messaoud qu'un jour avant l'expulsion, soit le 3 juillet. Les renseignements recueillis par le SIS et corroborées par la Police des étrangers luxembourgeoise dans sa note au ministre, sont ainsi arrivés en temps utile pour la justification du ministre.
Le système d'information Schengen a été instauré parallèlement à l'abolition des frontières internes des pays inclus dans l'espace Schengen. L'initiative avait été saluée par tous les intervenants, aussi parce qu'elle devait pallier le supposé manque de sécurité découlant de la disparition des frontières. Cette base de données permet de consulter, dans tous les pays de l'espace Schengen, les indications concernant, par exemple, une voiture, mais aussi une personne. Or, il y a une grande différence entre un contrôle de voiture - vérification s'il s'agit d'un véhicule volé par exemple - et un contrôle de personne. Surtout lorsque la façon dont le SIS est approvisionné en renseignements est arbitraire.
D'autant plus qu'il semble que le SIS soit de plus en plus utilisé pour traquer les «clandestins » ou demandeurs d'asile.
A priori les mentions concernant par exemple un avis de recherche où une condamnation sont propres au fonctionnement de la justice. Antérieurement à l'inscription au fichier, il y a une décision d'un tribunal ou d'un juge d'instruction contre laquelle un recours est possible. La mention au fichier doit se limiter à cette décision. Mais lorsqu'il s'agit d'indications personnelles, où, comme c'est le cas pour Ahmed Messaoud, de signalements accusateurs, l'origine de la notification est inconnue et donc non vérifiable. Ni pour la personne concernée ni pour un tiers.
Le risque de dérive est grand. Ainsi, Luc Frieden, en se basant sur le SIS pour dénoncer Ahmed Messaoud comme dangereux et armé, ne sait a priori pas si cette information résulte d'un rapport de police concernant une affaire à laquelle Ahmed Messaoud a pu être mêlé, si elle résulte d'une observation par les services de renseignement ou si elle résulte d'une simple suspicion.
En France, au lendemain de l'expulsion d'Ahmed Messaoud, Moussa Kraouche, ancien porte-parole de la Fraternité algérienne de France mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », a bénéficié d'un non-lieu. Le juge qui a rendu cette décision a accusé la police française d'avoir fabriqué les preuves contre Kraouche. Il a dénoncé « une construction de preuves pure et simple des services de police».