Le gouffre symbolique ne pourrait être plus flagrant : alors qu'à la tribune, André Hoffmann, député de La Gauche, énonce quelques grandes réflexions philosophiques et humanitaires sur une politique ouverte et tolérante d'accueil d'immigrants en général et de réfugiés en particulier que devrait poursuivre le Luxembourg, la jeune fraction des libéraux discute avec le greffier en chef de la Chambre et une tierce personne sur leur mauvaise place dans la salle plénière et les nuisances de la climatisation. Xavier Bettel fait signe aux spectateurs à la tribune qu'il s'est déjà pris un rhume dans les courants d'air générés par le système d'aération.
C'était mercredi après-midi, alors que la Chambre des députés siégeait pour le vote du projet de loi n° 4572 « portant création d'un régime de protection temporaire » et « portant modification de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création d'une procédure relative à l'examen d'une demande d'asile ». (voir aussi d'Land n° 52/98 ; 20/99 ; 43/99 ; 47/99 et 50/99)
À la fin de la très longue après-midi de débats, 48 députés adopteront le projet de loi - la majorité PCS/PDL plus l'ADR et la majorité du POSL - alors que cinq députés s'abstiendront (Wagener, Bausch et Gira des Verts, Err et Fayot du POSL). Seul André Hoffmann votera contre, non satisfait de la ligne générale restrictive des droits individuels - durant son intervention, il aura déposé seize amendements, tous rejetés.
Les députés satisfaits - depuis plusieurs jours dans les médias, le rapporteur du projet de loi, Laurent Mosar du PCS ne cacha guère sa fierté d'avoir chapeauté une loi « généreuse » - voient dans les mesures instituées par la loi un grand progrès pour les droits des réfugiés : un statut temporaire à décréter par le gouvernement pour certains groupes issus « d'afflux massifs » leur conférera automatiquement plus de droits que ne le fait le statut actuel de demandeur d'asile, beaucoup plus précaire et surtout trop long, générant une attente incertaine. Après trois ans au maximum passés sous ce nouveau régime, les réfugiés devront, s'ils le désirent, à nouveau poser leur demande d'asile, donc nouvelle attente. Le but du statut temporaire étant aussi de rendre la demande d'accès au statut de protection de la Convention de Genève superfétatoire.
Si ce statut temporaire comporte effectivement un certain nombre de droits civiques - comme la permission de travailler, ou, le cas échéant, l'accès à l'aide sociale ainsi que, par exemple, le droit de réunification familiale - les ONG regroupées dans le Collectif réfugiés (CR) regrettent néanmoins que seuls les membres de groupes d'afflux massif soient éligibles à ce statut et non les individus provenant d'une zone de guerre comme le Sierra Leone ou la Tchétchénie, pour citer des cas actuels.
Le statut de tolérance, instauré lui aussi par cette loi, constituera la dernière instance de protection des déboutés de la procédure de demande d'asile, en cas d'impossibilité matérielle de retour dans leur pays d'origine. Tout comme les députés critiques envers le projet de loi, le Collectif réfugiés regretta, dans son appréciation présentée lundi, que les personnes qui se retrouvent dans ce statut n'aient guère de droits civiques et soient uniquement tenues en attente de leur expulsion. Si beaucoup des propositions du CR ont été pour le moins considérées, sinon même retenues dans la nouvelle loi, Marc Elvinger constata effectivement qu'elle ne constitue pas un pis-aller par rapport à la situation antérieure, mais regretta en même temps que le législateur n'ait pas profité de l'occasion pour opter pour une loi innovatrice.
« Le Conseil d'État reste extrêmement réticent à apporter son soutien à des solutions qui en définitive aboutissent à durcir la réglementation et les procédures sur le droit d'asile pour tous les demandeurs d'asile, sans que pourtant elles ne constituent une issue valable aux problèmes auxquels les autorités luxembourgeoises se trouvent confrontées dans l'immédiat, » écrivait la haute autorité dans son deuxième avis complémentaire du 1er février.
Or, les problèmes immédiats, ce sont les quelque mille dossiers de demande d'asile encore en attente d'être traités, représentant les plus de quatre mille personnes ayant cherché refuge et protection au Luxembourg durant ces deux dernières années. Après application de la présente loi, le ministre de la Justice sera seul responsable de l'attribution ou non du statut de Genève, l'avis de la commission consultative devenant facultatif. Le ministre est aussi le seul à pouvoir attribuer le statut de tolérance en cas « d'impossibilité matérielle » au retour des déboutés.
« Je ne suis pas du tout enthousiaste de cette loi, se défendait Luc Frieden (PCS) mercredi, parce que la pression sur le ministre de la Justice que je suis va encore augmenter. » Quatre mois après la discussion parlementaire sur les suites à donner en droit national aux conclusions du sommet européen de Tampere et la levée de boucliers de l'opinion publique après l'expulsion violente des 36 réfugiés, connue sous le nom « opération Milano », c'est un ministre visiblement affaibli et sur ses gardes qui essayait de signifier sa volonté de se défaire de l'image de « coeur de pierre » que lui a valu sa politique restrictive et dure en matière d'asile et d'immigration.
Ainsi, c'est surtout son ton qui a changé. Après la mort d'Odile Mpo-Luana, qui s'est suicidée en prison en décembre dernier, Luc Frieden a déjà appris à dire ses regrets - avec quelques semaines de retard, mais quand même. Mercredi à la tribune de la Chambre des députés, il choisit les termes dans le vocabulaire du Premier ministre, s'étant montré beaucoup plus humain dans ces dossiers, comme cette phrase significative : « Pas un jour ne passe sans que je ne sois confronté aux problèmes des demandeurs d'asile ». Et d'invoquer l'aide des députés pour régler les cas difficiles qui vont se poser dans le futur immédiat.
En novembre, à la même tribune, Luc Frieden avait annoncé que les Albanais du Kosovo seraient invités à quitter le pays le 15 février de cette année. C'était mardi. Mais, vue l'indignation publique provoquée par la dernière expulsion, les 18 personnes qui rempliraient les conditions du ministre restent en attente.
Depuis novembre, le gouvernement est en contact direct avec les ONG du Collectif réfugiés et demande leur collaboration pour encourager les demandeurs d'asile déboutés à repartir chez eux. Vendredi dernier, le gouvernement en conseil à décidé d'élaborer un programme d'aide au retour, se déclinant en trois axes : un service d'information sur la situation sur place (situation politique, sécurité, infrastructures, logement), un programme d'aide à la reconstruction et un programme de soutien financier pour les réfugiés choisissant le retour volontaire. La ministre de la Famille et ceux de la Justice et de l'Action humanitaire doivent élaborer les mesures pratiques en commun.
Lundi, le Collectif réfugiés a présenté les conditions préalables qui doivent être assurées, selon eux, avant qu'un retour ne soit envisageable : informations régulières et actuelles sur la situation dans le pays d'origine, temps de préparation leur permettant aussi de dire au revoir aux amis qu'ils se sont faits ici, soutien matériel suffisant pour une durée de six mois à un an, possibilité d'emporter les biens matériels, aide pour d'éventuelles formalités de frontière, possibilité de voyages « de reconnaissance », suivi du processus de réintégration, garantie de retour possible...
Sans ces précautions et garanties, le CR n'encouragera personne au retour volontaire. Et de plaider pour une plus grande compréhension des cas individuels.
Selon Sylvain Besch du Sesopi-Centre intercommunautaire, seules 200 personnes ont opté pour le retour volontaire depuis août 1999. Or, si 43 personnes ont obtenu le statut de Genève en 1998 (sur 71 déboutés) et 29 personnes seulement en 1999 (sur 93 avis négatifs) et que 4 000 personnes sont encore en attente, le ministre de la Justice ne laissa aucun doute quant aux conséquences de la présente loi : les procédures seront accélérées, et la conséquence en sera claire et nette : « Lorsqu'on a une procédure d'asile, il faut aussi en accepter les conséquences : il faut se rendre à l'évidence que les déboutés devront partir, » expliqua-t-il mercredi.
Le rapport de la commission juridique estime le nombre de recours contre la décision du ministre à quelque 700 cas dans les prochaines mois.
Comme le gouvernement considère que la guerre du Kosovo est terminée, les réfugiés arrivés durant les deux dernières années ne se verront certainement pas octroyer de statut temporaire spécifique - ce que le ministre confirma -, reste à voir si les personnes déboutées de l'asile selon Genève profiteront au moins du statut de tolérance.