« Wenn die Front immer näher rückt werden Kollegen zu Kamaraden, note le commissaire en chef de la section six de la Police judiciaire F. Martin dans son rapport des évènements tumultueux lors de l'opération Milano. Or, s'il y a un « front », il y a forcément aussi des ennemis : « Demzufolge klage ich an, beschuldige ich in aller Form die Meute, anders kann man sie nicht bezeichnen, die am Eingang des Hôtels, außerhalb des Hôtels gewartet und agiert hat, als Auslöser, als Provokateur der peinlichen Zwischenfälle! » Milano était le nom de l'opération de transfert, le 24 novembre dernier, de 36 réfugiés-demandeurs d'asile, dont sept familles originaires du Montenégro et une famille du Kosovo vers l'Italie selon l'accord de Dublin, qui veut que la demande d'asile soit traitée dans le premier pays par lequel les réfugiés immigrent en Europe.
Le rapport du commissaire Martin, et tous les autres rapports des responsables des forces de l'ordre tels que distribués jeudi dernier par le ministre de la Justice Luc Frieden (PCS) aux députés, en disent long sur l'organisation et le déroulement de ce transfert surmédiatisé à l'extérieur de l'hôtel fortifié à l'intérieur. Au cinquième étage de l'hôtel Ibis, entièrement réservé à cet effet, les 36 personnes arrivaient dès 8 heures du matin et attendaient leur départ le soir, sous contrôle policier - treize personnes en tout pour les surveiller, alors qu'il y avait 21 mineurs - l'heure matinale de leur arrivée devant empêcher qu'ils ne s'enfuient. Tout contact avec le monde extérieur leur était interdit - selon quelle convention ? -, seuls un médecin, les traducteurs et deux avocats avaient le droit de les voir dans une chambre supplémentaire au quatrième étage.
Si Sylvain Wagner, responsable du service des étrangers du ministère de la Justice n'est arrivé sur place qu'à 21h45, alors que le dernier groupe de réfugiés était parti à 21h15, les responsables de l'opération étaient néanmoins en contact téléphonique avec le ministre de la Justice. Ainsi, le commissaire Martin écrit : « Im Lauf der Einsatzbesprechung hat der Herr Justizminister Berichterstatter persönlich angerufen und klar mitgeteilt dass, nach Rücksprache mit dem Herrn Staatsminister, die Mission durchzuführen sei. » Contrairement à ce que pouvaient laisser croire certaines interventions lors du débat d'urgence à la Chambre des députés, la responsabilité pour l'action entière demeure politique. C'est le gouvernement qui a décidé d'exécuter ce transfert, probablement aussi pour statuer un exemple et faire comprendre aux réfugiés qu'il est temps de partir, parce que « le Luxembourg est trop petit pour accueillir toute la misère du monde ».
Dans le dossier des rapports de police, les réfugiés ne sont désignés que par leurs noms de famille et par un numéro (R- plus quatre chiffres). Ils constituent ainsi une masse anonyme qu'il est facile de traiter en commun comme « les réfugiés ». Seuls les trois cas de la petite Abulena Rizaj et des deux élèves d'Ettelbruck Elvedin Medjedovic (qui s'est enfui en voyant les forces de l'ordre) et Menduh Zeciri avaient un nom, un visage, une histoire, des proches sur la place publique et dans les médias, devenant par là plus humains et permettant à chacun de s'y identifier.
Le député André Hoffmann (Déi Lénk) était le seul, jeudi dernier, à insister sur les sorts et histoires individuels des réfugiés, regrettant, comme le directeur de la Caritas Erny Gillen quelques jours plus tôt à la télévision, que les réfugiés n'avaient jamais la parole dans ce débat. Anonymes et invisibles, ils dépendent des ONG - luxembourgeoises - pour défendre leurs intérêts.
Dans une Lettre ouverte au public (datée 7 décembre 99), le Comité de demandeurs d'asile bosniaques de l'Ex-Yougoslavie au Luxembourg écrit : « Nous rappelons que nous avons fui nos pays à cause de violations des Droits de l'Homme. Nos enfants qui ont à peine retrouvé le sourire, la paix et surtout, beaucoup d'amour pour l'école, ressentent de nouveau l'angoisse devant les personnes en uniformes comme les policiers. La question du bien fondé de cette décision se pose. Cette expulsion était-elle inévitable ? »
À la Chambre des députés, la majorité parlementaire PCS-PDL a voté contre « une suspension temporaire des procédures de transfert en cours » telle que demandée par la motion Bodry. Le ministre de la Justice a confirmé au Collectif Réfugiés qu'une dizaine de familles tomberaient encore sous les conditions de l'accord de Dublin, c'est-à-dire qu'un autre pays européen serait compétent pour traiter leur demande d'asile, sans toutefois donner de dates pour les transferts.
En attendant, les plus de 4 400 réfugiés-demandeurs d'asile actuellement encore au Luxembourg restent dans leur très grande majorité sans statut et sans droits, dans la précarité la plus totale. Durant le débat d'actualité à ce sujet, le 17 novembre dernier à la Chambre des députés, le ministre de la Justice avait[lt] déjà annoncé que les réfugiés albanais seraient reconduits après le 15 février, les autres suivraient après mars 2000 (voir d'Land N° 47/99). La prolongation des permis de travail provisoires qui expirent mardi n'est toujours pas définitivement claire, mais il semblerait néanmoins qu'ils le seront en règle générale pour six mois.
En mai dernier déjà, Luc Frieden avait déposé le projet de loi N° 4572 qui devait créer un statut temporaire « pour les Albanais du Kosovo » et réformer en même temps la procédure de demande d'asile selon la Convention de Genève (qui est réglée au Luxembourg par la loi du 3 avril 1996), son principal souci étant d'accélérer les procédures. Il s'était alors heurté à l'opposition du Conseil d'État, entre autres à cause de la discrimination raciale inscrite dans la volonté même de créer un statut spécial pour les seuls « Albanais du Kosovo ». Suite à ces difficultés, la commission juridique du parlement avait alors retiré le projet de loi du rôle (voir d'Land N°20/99).
Mardi, le gouvernement a déposé les amendements pour ce projet de loi, qui stipule maintenant, dans son article premier : « En cas d'afflux massif de personnes fuyant une zone de conflit armé, un règlement grand-ducal peut instaurer un régime de protection temporaire ». Une fois un tel groupe défini par règlement grand-ducal, la procédure de demande d'asile selon la Convention de Genève serait suspendue pour trois ans au maximum. Dans son avis complémentaire, le Conseil d'État s'interroge sur la durée du régime qui ne serait accordé que pour des durées extrêmement courtes, de six mois à six mois, et sur la précarité dans laquelle ces personnes temporairement protégées se trouveraient. En plus, selon la hiérarchie des normes juridiques, le Conseil d'État insiste sur le fait que ce statut temporaire ne pourrait en aucun cas constituer une dérogation à la Convention de Genève.
Les critiques essentielles des deux avis, celui du Conseil d'État et celui du Collectif Réfugiés, se dressent pourtant contre les deux mesures essentielles qui devraient accélérer les procédures de demande d'asile : l'abolition de la commission consultative d'une part et celle de remplacer, en cas d'un refus du statut de Genève, le recours en réformation par un recours en annulation de l'autre. « Il n'y a pas lieu d'oublier dans ce contexte que le demandeur d'asile constitue en général le maillon le plus faible dans la 'chaîne' de justiciables et qu'on ne saurait le laisser seul en cas de nouveau débouté de sa demande après avoir obtenu l'annulation d'une première décision de refus, » écrit le Conseil d'État et se prononce pour le recours en réformation.
Comme le Conseil d'État, le Collectif Réfugiés demande le maintien de la Commission consultative « notamment parce qu'elle comprend en son sein des magistrats indépendants (et) représente assurément une garantie appréciable pour les demandeurs d'asile. » (23 novembre). Dans la première mouture, le ministre voulait leur attribuer le pouvoir décisionnel sur les dossiers, suite à l'opposition du Conseil d'État, estimant que cette décision ne pouvait être prise que par l'exécutif, et afin d'accélérer les procédures, il voulait donc simplement l'abolir. Le Conseil d'État propose néanmoins son maintien, ainsi qu'un certain nombre de modifications dans sa composition et son fonctionnement pour accélérer les procédures.
En plus, les deux avis s'étonnent pour le moins de l'amendement (XV) qui prévoit que, en vue de l'introduction future du système Eurodac, « le service de police judiciaire devra nécessairement prendre une photo ainsi que les empreintes digitales de tous les demandeurs d'asile ayant au moins quatorze ans. » Le CR s'oppose catégoriquement à ce qu'une telle pratique soit appliquée à des enfants ; le Conseil d'État « constate que jusqu'ici les demandeurs d'asile étaient traités de la même façon que toute autre personne devant subir une vérification d'identité. »
Tout se passe comme si au Luxembourg, on perdait une partie de ses droits et libertés fondamentaux en étant non-européen - forteresse Europe. Aujourd'hui, 10 décembre, est la journée mondiale des droits de l'Homme.