«Il s'agit de déportés, et non pas de réfugiés», s'est exprimé le Premier ministre Jean-Claude Juncker mercredi soir, après le Conseil de gouvernement extraordinaire consacré à la situation au Kosovo. Des déportés «auxquels il faut venir en aide, là-bas, sur place». Le Luxembourg participe ainsi aux aides techniques et humanitaires déployées par la communauté internationale dans les pays limitrophes du Kosovo.
Mais faute d'accord au sein du Conseil des ministres de l'Intérieur et de la Justice de l'Union européenne, lui aussi rassemblé en réunion extraordinaire mercredi dernier, quant à l'attitude à adopter envers ces réfugiés/déportés, le Luxembourg joue la carte de la gestion à vue. Avec une argumentation du moins curieuse, le ministre de la Justice Luc Frieden a expliqué la position luxembourgeoise: «Étant donné que les Quinze n'ont pas pu se mettre d'accord sur la façon de procéder: accueillir des réfugiés par contingentement ou prolonger l'aide sur place; et vu que le Luxembourg, dans la situation actuelle avec une proportion de un réfugié sur 250 habitants, est de loin le premier pays de l'Union européenne à accueillir des réfugiés, le Grand-Duché continue sur la voie actuelle, c'est-à-dire à accueillir tous les réfugiés qui viennent au Luxembourg.»
L'évocation de la proportionnalité de la solidarité luxembourgeoise pour expliquer cette décision laisse interrogateur, a priori elle semble gratuite. Car «continuer sur la voie actuelle» n'est point un choix politique, mais une obligation. Selon la Convention de Genève sur les réfugiés, dont le Luxembourg est signataire, un État doit, sur son territoire, accueillir tout réfugié et lui permettre d'entamer la procédure de demande d'asile. Cela vaut aussi bien pour les fameux «un sur 250» dont le Luxembourg se vante, que pour tous les réfugiés futurs, qu'ils viennent du Kosovo ou d'ailleurs. Si la procédure aboutit, le statut de réfugié selon les termes de la Convention de Genève permet au demandeur de s'établir dans le pays. À défaut, il sera renvoyé vers son pays d'origine respectivement vers un pays tiers.
Or, pour des raisons humanitaires, le Luxembourg ne renvoie plus, depuis février 1998, de demandeurs d'asile déboutés vers le Kosovo. Sans statut, ces déboutés du droit d'asile se trouvent dans une situation de non-droit. Pour faciliter leur condition, le gouvernement luxembourgeois a décidé la semaine dernière des mesures tendant à leur octroyer un statut de fait en leur concédant notamment la possibilité de travailler dans le cadre de programmes de travaux d'intérêt public qui restent à déterminer. Une mesure provisoire, louable, qui tend à répondre aux nécessités immédiates, mais qui ne jouit d'aucune base légale. Légalement, les réfugiés se trouvent ainsi toujours dans un vide juridique et ne bénéficient d'aucune assurance quant à leur situation.
Le caractère provisoire de cette décision prend dès lors toute son étendue dans la dénomination de «déportés» pour les réfugiés, utilisée par Jean-Claude Juncker et corroborée par la politique appliquée. Il s'agit de mesures passagères qui sont limitées dans le temps. L'idée prévaut que, dès que la situation au Kosovo le permet, les «déportés» pourront, devront rentrer. En conséquence, le gouvernement a fait délibérément le choix de ne pas prendre de décisions quant au fond pour ne pas créer de précédent. Déjà, début des années 90, l'arrivée des premiers réfugiés de l'ex-Yougoslavie, en première ligne des Bosniaques, avait abouti à une politique des mesures provisoires. La peur inhérente d'«attirer toute la misère du monde» au Luxembourg opulent en créant un statut de réfugié spécifique, comme le réclame par exemple le Lëtzbuerger Flüchtlingsrot, prévaut.
La bonne volonté du gouvernement de venir en aide aux réfugiés est cependant indéniable. L'intention de continuer à accueillir des réfugiés dans le besoin est un signe positif, de même que les mesures en faveur de ces réfugiés, aussi provisoires soient-elles. La réunion, lundi prochain, avec les bourgmestres et les secrétaires des 118 communes luxembourgeoises pour trouver des logements et organiser la vie quotidienne des réfugiés s'inscrit dans cette lignée. «Tous les moyens seront mis en oeuvre pour être paré à une arrivée massive de réfugiés» a déclaré le Premier ministre.
Un des problèmes majeurs qu'il s'agira de résoudre lors de cette réunion est la scolarisation des enfants réfugiés. Pour Serge Kollwelter, président de l'Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés), la scolarisation et l'enseignement des enfants pourraient se révéler symptomatiques de la politique pratiquée. Partant du caractère provisoire des mesures - l'idée maîtresse du gouvernement étant un retour rapide des réfugiés - les premiers concepts visaient à instaurer des classes spéciales où les cours seraient dispensés en albanais. Mais, étant donné que le Luxembourg ne peut pas influer sur l'évolution de la situation au Kosovo, le risque d'une ghettoïsation des enfants existe. Selon Serge Kollwelter, la situation risque en effet de se perpétuer, et cantonner en ces conditions les enfants dans un milieu scolaire coupé de la réalité sociale ne leur permettra ni une intégration dans leur pays d'accueil ni de retrouver leurs repères dans leur pays d'origine après une absence prolongée.
En filigrane, et bien que le gouvernement se soit gardé de dévoiler sa position, le Luxembourg se trouve sur la ligne franco-anglaise lorsqu'il s'agit d'aborder la problématique des réfugiés du Kosovo. Considérant que l'accueil en masse de réfugiés correspondrait à la dispersion des Albanais du Kosovo dans le monde et serait en définitive entrer dans le jeu de la purification ethnique de Slobodan Milosevic, la France et le Royaume-Uni préconisent d'aider les réfugiés aux frontières du Kosovo. Luc Frieden a ainsi expliqué que la construction de «villages» et de «centres d'accueil» - le mot «camp» a soigneusement été évité - pour réfugiés sur place permettrait aussi de maintenir la pression politique sur le pouvoir serbe en lui indiquant clairement que les réfugiés devront rentrer dans le pays qu'ils ont fui.
L'appel du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR) aux pays membres d'accueillir le plus grand nombre de réfugiés, afin d'éviter une catastrophe humanitaire plus grave encore, n'a ainsi pas été suivi. Les gouvernements évitent une arrivée, peut-être pas massive, mais spectaculaire, de réfugiés. Mais en définitive, après avoir été chassés de leurs maisons, les réfugiés se voient ainsi utilisés, à bon ou mauvais gré, à des fins politiques qui s'inscrivent dans la logique militaire de l'intervention de l'Otan.
Car si les responsables politiques invoquent à hue et à dia le plan d'épuration ethnique de Slobodan Milosevic pour justifier les attaques alliées sur la Yougoslavie, personne n'avait, semble-t-il, prévu que l'exécution de ce plan occasionnerait un véritablement exode. Aucune véritable structure d'accueil pour les réfugiés n'avait été prévue lorsque l'Otan a décidé de lâcher les premières bombes sur la République fédérale de Yougoslavie. Et affirmer, comme le font actuellement les hommes politiques de par le monde et aussi le Premier ministre luxembourgeois, qu'il n'existe pas de lien causal entre l'exode massif et les attaques de l'Otan, s'apparente à un mensonge de circonstance pour fuire les responsabilités.
Ces deux dernières semaines, d'après les données de l'UNHCR, près de 450 000 personnes ont fui le Kosovo. L'UNHCR estime que dans les jours à venir, ce total pourrait s'élever à
900 000. Le flux des réfugiés se répartit actuellement sur les pays ou régions limitrophes, c'est-à-dire le Monténégro, la Macédoine et surtout l'Albanie, pays le plus pauvre d'Europe qui, pour 3,5 millions d'habitants, a jusqu'à présent recueilli près de 200 000 réfugiés et s'apprête à en accueillir 100 000 de plus, indésirables en Macédoine. L'amplitude de cet exode amènera à terme une déstabilisation politique des pays accueillants qui ne peuvent supporter ni matériellement ni humainement ni économiquement le nombre croissant de gens fuyant le Kosovo.
L'aide humanitaire afflue donc, nécessairement, dans les pays limitrophes du Kosovo. Si ces aides sont présentées comme des mesures d'urgence et donc implicitement comme exceptionnelles et généreuses, leur proportionnalité par rapport aux dépenses militaires consacrées aux frappes aériennes (près de 700 millions de dollars US à ce jour d'après les sources officielles) tempère cet élan de générosité: l'aide humanitaire apportée par l'Union européenne s'élève actuellement à 150 millions euros, l'aide économique aux pays accueillants à cent millions euros.
Le pouvoir politique fuit ses responsabilités. En essayant de cantonner les réfugiés dans la région de crise, les pays de l'Union européenne soutenant l'action de l'Otan se sont engagés dans une logique militaire dont ils ne veulent assumer les conséquences. Le fait que la situation actuelle était prévisible et qu'apparemment ni l'Otan, en ce qui concerne l'action militaire, ni l'Union européenne, en ce qui concerne l'exode, n'avaient prévus des scenarii alternatifs, est significatif. Finalement, cantonner les réfugiés aux frontières du Kosovo permet d'éviter le contact physique avec cette guerre à laquelle le Luxembourg participe.