Huit ans de silence forcé n’ont pas effacé l’éclat de sa gloire. Pendant quarante ans, Gilbert Trausch fut l’historien par excellence, celui auquel s’adressaient les chefs d’État étrangers quand ils voulaient savoir en cinq minutes ce qui constituait le Luxembourg en son essence, celui auquel faisaient appel les journalistes pour qu’il dise en tant qu’historien ce qu’il fallait penser d’un événement ou d’un personnage. Il y a peu d’historiens qui ne peuvent pas dire qu’ils sont ses disciples, à qui il n’accorda pas une préface ou un entretien pour préparer leurs études. Il était toujours aimable, toujours disponible pour un conseil, pour un discours, pour un hommage quand le calendrier des commémorations l’exigeait. Trausch était une institution, un monument. Il était incontournable.
Faire justice à Trausch c’est lire Trausch ou le relire, c’est nous confronter à son œuvre, lui poser des questions, c’est faire le tri, car Trausch a beaucoup écrit et il n’a pas dit toujours la même chose. Trausch mérite qu’on soumette son œuvre à la critique historique. Parmi tous les livres qu’il a écrits nous retiendrions un seul, le premier. Parmi toutes ses périodes de travail, c’est à celle du jeune Trausch que nous voulons consacrer cet article.
C’est en 1967 que Trausch publia son livre sur le soulèvement paysan de 1798. Ce fut un coup de foudre, un pavé dans la mare, un sacrilège. Le « Kloeppelkrich » faisait fonction de mythe fondateur. Il servait aux historiens conservateurs à interpréter toute l’histoire nationale en fonction de la fidélité au trône et à l’autel, à définir une identité nationale selon les besoins politiques de la droite et à rejeter les mauvais Luxembourgeois de ce qu’ils entendaient par nation luxembourgeoise. Trausch démontra que la fameuse guerre des paysans n’avait duré que quelques heures et qu’elle n’avait fait qu’un mort dans les rangs français et qu’il n’y avait aucune trace de revendication nationale dans cette escarmouche tragique.
Trausch avait alors 36 ans, il avait été nommé l’année précédente aux « cours universitaires ». Son cours portait sur la critique historique. Ses élèves se rappellent l’éblouissement devant ce jeune professeur qui leur ouvrait les yeux, les passionna pour la recherche historique dans toute sa rigueur iconoclaste. Et quand, en mai 1968, les étudiants des Cours Supérieurs décidèrent de faire grève, c’était dû au moins autant aux horizons nouveaux ouverts par Trausch qu’aux barricades de la rue Soufflot. Rien d’étonnant que Trausch les ait soutenus de tout son cœur et de toutes ses forces.
La révolution au Luxembourg se fit d’en haut. C’est Jean Dupong, ministre de l’Éducation Nationale et président du Parti chrétien-social, qui souleva la chape de plomb qui pesait sur le pays et qui empêchait toute pensée libre. Il mit en route un train de réformes qui mirent à bas l’édifice de l’État-CSV : la mixité, la laïcité, la création de l’enseignement technique et l’abolition de la collation des grades. Les étudiants des Cours Supérieurs ne voulaient rien de plus que balayer les réticences et les obstacles qui mettaient en danger le projet de réforme de la collation des grades. Ils exigeaient de pouvoir faire des études aux universités étrangères en tant qu’étudiants à part entière, sans devoir se soumettre à des jurys luxembourgeois.
Le 24 avril 1968, quelques semaines avant les fameux événements, Trausch fit une conférence devant le Centre d’éducation populaire à Bonnevoie où il expliqua ce qu’il entendait par critique historique : « Tout le monde sait que sur le ‘Kloeppelkrich’ les ouvrages des abbés J. Engling et W. Zorn ont fait – et pour certains font encore – autorité. Sur les combats de Clervaux, ils nous ont livré des récits pleins de vie, dramatiques à souhait, racontés au coin du feu pendant les longues veillées d’hiver, ils ont dû frapper bien des imaginations. […] Le malheur pour l’historien d’aujourd’hui n’est pas tellement que Engling néglige d’indiquer ses sources, c’est plutôt le fait qu’il indique des sources incontrôlables : […] Que valent ces communications orales, recueillies par Engling vers le milieu du XIXe siècle ? Méritent-elles confiance ? […] Les données de la tradition sont trop peu sûres pour constituer un point de départ. Ce dernier ne peut être fourni que par la documentation des archives. Si, après avoir passé avec succès le cap de la critique interne, cette documentation critique contredit la tradition orale qui, rappelons-le, ne fournit aucun élément de preuve, alors il faut opter, me semble-t-il, pour la version qui se dégage des archives. »
Le succès de Trausch alla au-delà de toutes les espérances. La collation des grades fut abolie et Trausch fut chargé avec Paul Margue de la transformation des Cours Supérieurs en Cours Universitaires, en collaboration avec les universités de Liège, Nancy et Sarrebruck. Au même moment, le gouvernement décida de remplacer les vieux manuels d’histoire nationale rédigés par Herchen, Margue et Meyers par une nouvelle édition en quatre volumes dont les tomes trois et quatre furent confiés à Trausch. En 1972, Trausch fut nommé directeur de la Bibliothèque Nationale, ce qui lui permet de disposer des loisirs et des infrastructures nécessaires pour mener à bien ses nombreuses tâches.
Les nouvelles responsabilités coïncidaient avec une première inflexion de sa pensée historiographique. En 1968, Trausch avait été un partisan résolu de l’École des Annales. Il avait suivi à la Sorbonne les cours de Labrousse et Soboul et avait fait connaissance à Exeter des historiens marxistes de la revue Past and Present. Il avait l’ambition de faire une histoire totale en recherchant les structures profondes de la longue durée sous l’écume de l’événementiel et de l’histoire politique.
Progressivement, la pensée de Trausch évoluait vers l’École des Relations Internationales représentée par Renouvier, Duroselle, Poitevin ou Rémond. Il s’agissait de garantir au Luxembourg sa place dans la collaboration internationale des universités. Il aborda la question sociale en partant de la fonction du Luxembourg sur l’échiquier international. Cette intention était manifeste dès le titre de sa Contribution à l’histoire sociale du Luxembourg parue en 1974, année de la constitution du premier gouvernement de centre-gauche.
Trausch restait ouvert à toutes les contributions, recevant aussi bien la jeune communiste intéressée par la presse socialiste et anticléricale du début du siècle que les jeunes syndicalistes du LAV apportant les documents de leur centrale pour en faire une exposition. Il ouvrait la voie à l’histoire du mouvement ouvrier et n’hésitait pas en 1977 à participer à une table-ronde sur la loi-muselière avec Arthur Useldinger et Jean Gremling. Cette politique d’ouverture n’était pas sans ambiguïté. Elle levait des tabous et ouvrait la voie à une sorte de reconnaissance officielle, mais elle servait aussi à intégrer, à concilier les contraires et à arrondir les angles. Une mission œcuménique qui arrangeait les pouvoirs établis intéressés à lier toutes les classes sociales dans une union nationale ou tripartite.
Trausch paya ses nouvelles responsabilités du renoncement à son travail d’historien. Il n’acheva pas ses recherches sur la fin de l’Ancien Régime et son prestige empêcha que quelqu’un d’autre occupât le terrain déserté. Le volume trois de son Histoire Nationale publié avec retard en 1977 donne une idée de ce que Trausch avait voulu faire et aurait pu faire. Son analyse des structures agraires parut sous forme d’articles et fut prolongée hâtivement jusqu’au XXe siècle à coup de statistiques. Ce qu’on attendait maintenant de Trausch, c’était de fournir de l’histoire pour le monde d’aujourd’hui avec ses événements et ses grands hommes, ses valeurs utiles. Un nouveau nationalisme européen ou eurocompatible remplaça l’ancien nationalisme jugé démodé et étriqué.