Les éditions d’Lëtzebuerger Land viennent de publier Entre chien et loup, le nouvel ouvrage de l’historien Henri Wehenkel. Le livre rassemble, dans une version préfacée, revue et illustrée, seize biographies parues dans le Land entre 2014 et 2017. Henri Wehenkel y aborde le sujet de la collaboration en puisant dans les dossiers de Justice ouverts dans le cadre de « l’épuration » d’après-guerre. En amont de la sortie de Entre chien et loup, nous publions la seconde partie d’un entretien biographique avec l’auteur.
Adrien Thomas : Dans les années 1980, vous avez entamé une série de travaux sur la résistance et la collaboration, dont le plus significatif a été Der antifaschistische Widerstand in Luxemburg 1933-1944, paru en 1985. Il s’agit d’une contribution majeure, notamment parce qu’elle ne fait pas commencer l’histoire de la résistance en mai 1940, mais dans les années 1930. Comment voyez-vous aujourd’hui ce livre ?
Henri Wehenkel : C’est ma première publication que je qualifierais de véritable production historique, à part mon histoire de l’Assoss parue dans La Voix des Jeunes et une histoire du Luxemburger Wort publiée dans le Tageblatt, les deux dans les années 1960. J’ai écrit Der antifaschistische Widerstand pour le compte du Parti communiste luxembourgeois (PCL) parce qu’on m’avait demandé d’écrire l’histoire de la résistance communiste occultée dans tous les livres d’histoire traitant de l’Occupation. Mais quand j’ai commencé à travailler sur le livre, de nombreuses questions ont surgi. Qu’en est-t-il de ceux qui étaient dans la résistance communiste sans être membres du parti ? La résistance communiste était-elle si communiste que ça, à partir du moment où des socialistes y participaient et dans la mesure où les liens noués avec d’autres étaient essentiels ? Est-ce qu’il ne faudrait pas aussi parler de ce qui s’est passé avant, et donc parler plutôt de résistance antifasciste ?
J’ai donc peu à peu changé d’idée, et au final le livre est devenu une histoire du mouvement émancipateur durant les années 1930 et durant l’occupation allemande ; ou une contre-histoire face à l’histoire dominante. Je me limitais à des documents, des illustrations et des faits, avec aussi peu de commentaires que possible. C’était une sorte de collage, l’assemblage avait évidemment une signification, il suggérait certains rapprochements ou certaines contradictions. Pout tout comprendre dans ce livre, il faut savoir lire entre les lignes. J’étais également en contact avec des démarches historiographiques en Allemagne y compris en RDA, en France et en Belgique. José Gotovitch préparait son doctorat sur l’histoire de la résistance communiste en Belgique et il était venu au Luxembourg pour interviewer Dominique Urbany sur ses liens avec le Komintern, sans rien apprendre d’ailleurs.
Dans vos travaux sur l’Occupation, vous avez repris des pistes esquissées par des francs-tireurs comme
Henri Koch-Kent ou Paul Cerf qui ont entretenu, malgré la chape de plomb de l’historiographie conservatrice, une mémoire parallèle sur des périodes comme les années 1930, l’Occupation ou les événements de l’immédiat après-guerre. Quels étaient vos rapports avec eux lors de la querelle déclenchée par la publication en 1985 de la thèse de doctorat de Paul Dostert ?
Au moment de la dispute autour de la publication de la thèse de Paul Dostert, je ne pouvais pas être d’accord avec ce que Henri Koch-Kent ou Paul Cerf ont écrit. Si on lit aujourd’hui leurs positions de l’époque, c’est effarant. De l’utilisation des archives allemandes, ils concluaient allègrement à une complicité avec les idées nazies. En même temps, il faut savoir que Paul Cerf et Henri Koch-Kent s’étaient battus pour accéder aux archives, mais sans succès. Le ministre de la culture, Robert Krieps (LSAP), avait chargé, pour des raisons politiques, Paul Dostert et Emile Krier, proches du CSV, de travailler sur les documents de l’époque de la Deuxième Guerre mondiale. Et lorsque Dostert a sorti son livre, il a écrit, dans la préface, qu’il était historien et que Henri Koch-Kent et Paul Cerf étaient des « journalistes ». Dans la Hémecht, Paul Margue, qui avait une plume acerbe, avait écrit à propos du livre de Paul Cerf sur l’antisémitisme au Luxembourg que c’était de « l’antisémitisme à l’envers » parce que Cerf avait osé soulever la question de l’antisémitisme catholique. J’ai critiqué les présupposés idéologiques du livre de Dostert, son utilisation de la théorie de la modernisation ou sa focalisation sur la personne du Gauleiter.
Parmi vos travaux sur le mouvement ouvrier, il faut relever le livre D’Spueniekämpfer, volontaires de la guerre d’Espagne partis du Luxembourg, paru en 1997. Quelle était votre motivation pour travailler sur ce sujet ?
L’idée était de partir des individus et du vécu individuel pour écrire l’histoire d’un groupe, et d’écrire l’histoire institutionnelle uniquement en dernier lieu. L’histoire institutionnelle joue bien sûr un rôle, mais si on prend l’exemple du stalinisme et de l’influence de l’Union soviétique en Espagne, la question qui se pose pour moi est d’abord : Que représente le stalinisme pour les différents militants ? Qu’est-ce que cela voulait dire pour le militant individuel ? Le stalinisme se voyait-il dans son comportement, dans ce à quoi il croyait ? Dans les pratiques militantes ? Il ne faut pas mélanger ce qui se passait en URSS et ce qui se passait dans la tête des militants. Faut-il leur tenir rigueur s’ils sont morts le mot « Staline » à la bouche ou compter combien de fois ils ont prononcé le nom de « Staline » pour les accuser de complicité ?
Mon étude sur les brigadistes porte sur les motivations, sur les phénomènes de lassitude, de fidélité à soi-même à travers une vie entière, des questions touchant à l’imaginaire. Il comporte aussi un aspect quantitatif, très important pour des études comparatives au niveau international, où de tels travaux se sont multipliés. Je pense à la Sarre ou à la Suisse. J’ai aussi été influencé par ma collaboration au dictionnaire biographique des militants francophones du Komintern, paru en 2001 sous le titre Komintern : l’histoire et les hommes, qui s’est inscrit dans le sillage des dictionnaires biographiques de Jean Maitron. L’approche biographique ne consiste pas dans ce cas à énumérer les étapes de carrières, mais à décrire le tissu social et le milieu dans lesquels évoluaient les individus. On est près de la micro-histoire.
L’expérience que j’ai toujours faite au Luxembourg est que quand on commence par en haut, on trouve des archives vides. Il faut donc faire une histoire d’en bas. Si on veut savoir ce que Joseph Bech, Victor Bodson ou Albert Wehrer ont pensé, il ne sert à rien de relire les entretiens qu’ils ont donnés ; ils n’ont rien confessé et ont tout fait pour brouiller les pistes. Mais on trouve des choses au niveau inférieur, en bas. C’est ainsi que j’ai trouvé, dans un dossier individuel de la police des étrangers, la preuve de l’existence du fameux « cabinet noir » de Bech qui décidait des expulsions de centaines d’étrangers indésirables. Cette commission n’apparaissait dans aucun organigramme, elle n’avait pas de papier à lettre. En bas des lettres, il y avait uniquement trois signatures qu’il fallait déchiffrer. Ils se sont réunis dans un bureau à côté de celui de Bech. Il faut aller creuser au niveau inférieur pour découvrir ce qui s’est passé en haut. Il faut des ruses de sioux pour débusquer l’ennemi. La vérité se trouve parfois dans une demi-phrase, elle se cache.
Vous avez mené ces travaux dans les années 1990 qui étaient aussi les années après la chute du Mur de Berlin où l’espace pour la gauche s’était rétréci. Est-ce que ces travaux étaient aussi une manière d’échapper au climat intellectuel de l’époque et de chercher des réponses aux impasses du socialisme réellement existant ?
Dans ma vie, il y a eu des périodes où j’étais davantage actif au niveau politique, quand je voyais des possibilités d’action, et des périodes où j’ai abandonné la politique pour me concentrer sur l’histoire. Les deux engagements se nourrissaient des mêmes motivations. À la fin des années 1980, il était clair que le « socialisme réellement existant » était à bout de souffle. Lors de la date anniversaire de la fondation de la RDA à l’automne 1989, on a été plusieurs à dire dans la section de la ville de Luxembourg du PCL qu’il fallait remettre en cause certaines choses. J’avais fait un texte dans lequel je disais que la chute du socialisme réellement existant pouvait être une catastrophe qui mènerait à une contre-révolution mondiale, mais qu’elle pouvait aussi ouvrir de nouvelles possibilités. On pouvait nouer des contacts et des alliances de manière plus large. On ne devait surtout pas s’enfermer dans de fausses traditions.
Cela a mené à des conflits dans le PCL et, en ce qui me concerne, cela m’a amené à dépasser ma retenue naturelle et à participer à des associations en dehors du PCL. J’ai participé à la création de l’association Liberté de conscience qui était une refondation des libres penseurs, aux Amis de la Commune fondé par des syndicalistes qui viennent des milieux socialistes de la ville de Luxembourg, à l’action pour la réhabilitation des volontaires d’Espagne et ensuite au Comité pour une paix juste au Proche-Orient. Le but était de dépasser sur le plan politique et historique les clivages. C’était une démarche consciente. Il était important pour moi d’accompagner ce dépassement par des recherches, par exemple sur les volontaires d’Espagne et sur les migrations entre Paris et Luxembourg du temps de la Commune.
Mon but était de remettre dans la mémoire collective l’histoire de la gauche progressiste au Luxembourg, en partant des révolutions françaises, celle de 1789, de 1848 et de la Commune. L’idée était de faire une histoire qui ne serait pas basée sur un noyau national, mais qui considérerait le Luxembourg comme un point d’intersection et d’échanges, un endroit où les hommes et les idées se rejoignent. Antoinette Reuter a défendu cette approche au Centre de documentation des migrations humaines de Dudelange : opposer au modèle du roman national, une histoire des migrations et de la diversité multiculturelle. Pour moi, cela est indispensable, si nous voulons survivre en tant qu’entité, alors il faut que nous comprenions notre diversité multiculturelle.
Ensuite votre intérêt s’est de plus en plus porté sur la collaboration. Dans l’article « La collaboration impossible » publié en 2008, vous avez esquissé un programme de travail pour dépasser la dichotomie collaboration-résistance et collaborateur-résistant. Pourriez-vous décrire l’impulsion initiale derrière cet article ?
Dans les années 1970 et 1980, je me suis toujours posé la question, comment est-il possible qu’au Luxembourg il n’y ait pas eu de fascistes ou de fascisme ? En lisant la littérature historique, on aurait dit que les Luxembourgeois étaient immunisés contre le fascisme. Cela m’a toujours semblé invraisemblable. L’une des difficultés est aussi que le terme de fascisme renvoie pour beaucoup de gens à un mouvement qui finit par prendre le pouvoir comme en Italie ou en Allemagne. Alors qu’il faut plutôt analyser le fascisme comme un processus.
L’article « La collaboration impossible » s’inscrit dans cette réflexion, tout en participant d’un ensemble plus large de démarches dont le but était d’analyser et de redéfinir les termes de résistance et de collaboration. Serge Hoffmann, avec qui j’avais déjà collaboré en 1985 pour le Musée national de la Résistance à Esch-sur-Alzette, avait organisé deux colloques pour les Archives nationales en 2002 et 2006. Le premier a porté sur la notion de résistance et le deuxième sur la notion de collaboration. On s’est aussi retrouvé, avec Serge Hoffmann, Paul Cerf et d’autres, lorsqu’il s’agissait de réhabiliter les volontaires de la guerre d’Espagne. Nous avons montré alors qu’il y avait une résistance avant la résistance, donc avant la Deuxième Guerre mondiale et la résistance patriotique. Il s’agissait aussi de montrer que la notion de résistance nationale ou patriotique occultait pas mal de choses. J’ai essayé de développer mes idées, notamment autour de la tentative de collaboration de la Commission administrative, mais sans rencontrer beaucoup d’intérêt. À l’exception de Vincent Artuso, qui a assisté au colloque sur la notion de collaboration et qui a repris et développé cette idée.
Le rapport que Vincent Artuso a fait pour le Premier ministre a eu tendance à fortement charger Albert Wehrer et la Commission administrative, et à épargner beaucoup plus le gouvernement d’exil. Comment voyez-vous cette question, vous qui avez critiqué dans vos travaux le gouvernement d’exil pour avoir tardé à déclarer la guerre à l’Allemagne et ne pas avoir soutenu davantage les Luxembourgeois en exil ?
Au moment de la controverse autour de son rapport, j’étais en solidarité critique avec Vincent Artuso. D’un côté, j’ai salué le coup de pied qu’il a mis dans la fourmilière et notre point de départ est le même, mais je ne suis pas d’accord avec lui sur un certain nombre de points. Artuso était chargé d’analyser la question des fameuses listes de juifs établies par la Commission administrative et d’élucider s’il y avait complicité ou non de la Commission administrative. En partant de cette question, il a eu tendance à placer le gouvernement d’exil dans une lumière trop favorable.
Les membres du gouvernement d’exil et ceux de la Commission administrative venaient du même milieu social et avaient fréquenté les mêmes écoles. Albert Wehrer était pendant longtemps l’homme de confiance de Joseph Bech. Leur univers mental et leurs intérêts étaient les mêmes. Ceux qui sont restés au Luxembourg sans instructions et sous la pression directe de l’occupant étaient seulement dans une situation beaucoup plus difficile que ceux qui étaient en exil dans une situation précaire, mais sans danger.
En ce qui concerne la tentative de collaboration d’Albert Wehrer, il ne faut pas oublier le rôle d’Émile Reuter, le président de la Chambre des députés. Reuter était le politique et Wehrer le fonctionnaire. Les deux se sont inspirés auprès du régime de Vichy et de la Belgique de Léopold II pour sauver ce qu’il était encore possible de sauver à leurs yeux. Ce n’était pas une collaboration par conviction. Ils croyaient à la politique qu’ils menaient avant la guerre et qu’ils voulaient continuer d’une manière ou d’une autre. Wehrer et Reuter n’étaient pas des Pétain, mais ils ont travaillé dans un contexte et dans une perspective où le régime de Pétain ne leur était pas complètement étranger.
Quand on lit le Luxemburger Wort et la Luxemburger Zeitung de l’époque, on voit bien que la question de la collaboration est posée. Mais c’était une collaboration pour sauver quelque chose. Et quand on pose ces questions en termes trop crus de patriotisme et de trahison, ou de collaboration et de résistance, on ne comprend pas ce qui se passe, parce que les deux peuvent se superposer. Albert Wehrer a d’ailleurs fini par être démis de ses fonctions parce qu’il était, malgré tout, un obstacle pour les nazis. Il y en a eu d’autres qui sont allés encore plus loin dans la collaboration et qui sont restés à leur poste durant toute la guerre.
Dans les biographies publiées au Land [elles qui paraîtront début janvier sous le titre Entre chien et loup, dans une version augmentée et préfacée ; ndlr], il est clair que ce sont les parcours individuels qui se situent au centre. Comment en êtes-vous venu à utiliser les trajectoires individuelles pour questionner la dichotomie résistance-collaboration ?
J’ai pris de façon systématique des gens qui étaient sur la frontière. Pas les crétins et les salauds, mais des gens qui avaient un dossier d’épuration et mon intention était de découvrir ce qui est arrivé. Comment sont-ils entrés dans l’engrenage d’abord de la collaboration et ensuite de l’épuration ? Pour cela, j’ai choisi des individus comme l’ancien chef de la Sûreté, Martin Schiltz, ou l’ancien ministre d’État, Pierre Prüm, où il n’est pas immédiatement clair de quel côté ils se situent.
Mon but n’est pas de les réhabiliter, ni de les condamner une deuxième fois et de les exposer au mépris public, mais je veux reprendre leur cas sur une autre base, avec un autre regard. Je veux comprendre ce qu’ils ont fait, et pour quels motifs ils l’ont fait. C’est-à-dire, partir du subjectif, de leurs idées et de leurs intérêts, pour raconter à nouveau leur histoire, indépendamment du jugement prononcé lors de l’épuration. J’ai décidé de citer les prénoms et les noms. Cela permet de faire des recoupements. Si on ne cite pas les noms, on ne peut pas apporter de preuve.
Je me suis appuyé sur les dossiers d’épuration qui constituent un matériel énorme. Il y a deux sortes de dossiers d’épuration. Il y a les dossiers de ceux qui ont été accusés, ça doit faire autour de 10 000 dossiers, dont la grande majorité n’a pas été condamnée. Il y a eu seulement 2 000 condamnations. Cela prouve deux choses. On emprisonnait vite et on jugeait lentement. Les procès furent publics et sérieux, on pesait le pour et le contre.
Et puis, il y a ce qu’on appelle l’épuration administrative, plus de 40 000 dossiers. L’épuration administrative pouvait se terminer par une sanction, une mise à la retraite ou un blâme, mais aussi par une mention honorifique. Il n’y a pas eu de procès publics, de pour et de contre, et les juges appartenaient au même univers que les accusés. Ces dossiers sont beaucoup moins sérieux. Quand on regarde le dossier du chef de la Sûreté, on voit bien que d’autres agents de la Sûreté voulaient régler leurs comptes avec lui. Mais, en même temps, personne ne mettait en cause le fait d’avoir continué à travailler pour la police pendant la guerre. Et en passant, on apprend qu’ils ont tous participé à la chasse aux déserteurs ou aux Russes qui avaient réussi à s’enfuir. De manière indirecte, à travers ces archives, on en apprend plus sur les conditions dans lesquelles les policiers ont travaillé. Et sur les conditions de l’épuration, dont ils ont mené les enquêtes.
Y a-t-il eu des changements au niveau de l’accès aux archives de l’épuration ?
Je n’ai pas eu de problème d’accès aux dossiers d’épuration. Autrefois, des gens comme Henri Koch-Kent ou Paul Cerf avaient seulement de manière exceptionnelle accès à un dossier, grâce à des relations personnelles ou par un trafic de documents. Aujourd’hui, il n’y a pas de réelles restrictions, à l’exception des dossiers qui ont disparu. Il y a un problème de classement, donc de manque de personnel. La période postérieure à 1945 n’est que très partiellement accessible.
Ensuite il y a encore des documents d’archive qui ne sont pas accessibles à tout le monde, comme par exemple les archives de Victor Bodson ou de Joseph Bech. Les documents de Bech se trouvent aux archives de la section historique de l’Institut grand-ducal. Ils ont un statut d’archives privés. Avec les documents de Bodson les problèmes sont similaires. Il y a aussi des menaces provenant des directives de l’Union européenne concernant la protection de la vie privée.
Ne pourrait-on pas appliquer la même démarche, fondée sur les trajectoires individuelles, à la résistance et aux résistants ?
Le problème avec les trajectoires des résistants, c’est qu’il y a beaucoup de personnes qui ont fait de la résistance dans leur vie quotidienne et d’une manière non-organisée, et qui étaient trop modestes pour se faire connaître après-guerre et qui n’apparaissent par conséquent dans aucun document. Et il y a eu beaucoup de personnes qui se sont dits résistants et n’ont fourni comme preuve que leur propre témoignage. Même si la falsification est rare, le mensonge par omission est fréquent. La plupart des concernés n’ont pas inventé des choses, mais ont laissé de côté ce qui ne les arrangeait pas. Ce sont des témoignages formulés dans l’état d’esprit de l’époque, avec l’intention de faire reconnaître leurs mérites ou les mérites de leur groupe. Il y a quand même des règles pour l’administration des preuves en histoire, ne pas se contenter d’un seul témoignage, confronter les points de vue, examiner le témoignage dans un sens contraire à ce que le témoin a voulu faire croire.
Est-ce que le travail à partir d’entretiens ne serait pas une alternative pour travailler sur la période de l’Occupation ?
Pour la Deuxième Guerre mondiale, se reposer sur la mémoire orale me semble dangereux, l’opinion dominante et les stéréotypes sont trop prégnants et déforment trop la mémoire. Les cadres collectifs de la mémoire préforment le témoignage oral. En outre, la distance temporelle est maintenant devenue trop grande. Il n’y a presque plus de témoins et la mémoire de la deuxième génération est une mémoire de deuxième catégorie, c’est l’ombre d’une ombre. Les témoignages oraux peuvent être utiles comme indices, à condition qu’on aille plus loin.
Un de vos plus récents ouvrages, Emil Marx. Buchhändeler, Journalist, Schriftsteller, porte sur un antifasciste de l’entre-deux-guerres. Qu’est-ce qui vous amené à travailler sur Emil Marx ?
En relisant les textes d’Emil Marx, la critique des intellectuels luxembourgeois me plaisait beaucoup. Par exemple la notion de l’Epigonentum, un mot intraduisible en luxembourgeois ou en français, qui veut dire l’appropriation d’idées importées et reproduites comme des nouveautés avec vingt ans de retard. Ou l’idéologie völkisch, vendue au Luxembourg comme du Luxemburgertum, y compris par des auteurs se réclamant des Lumières comme Nicolas Ries, Batty Weber ou même par Frantz Clément pour certains éléments, comme la psychologie des peuples.
Le rapport d’Emil Marx à des gens comme Batty Weber ou Frantz Clément était un rapport de respect, mais aussi de critique. Il a vu leurs limites et n’hésitait pas à critiquer ceux de son camp, comme Hubert Clément par exemple. Il est clair que Emil Marx était un de ceux que j’ai respecté au Luxembourg. Je peux le prendre au sérieux et prendre au sérieux son jugement. Ce qui m’intéressait aussi c’est qu’il n’était pas un politique, pas un historien non plus, mais un littéraire. L’histoire qui regarde seulement les chronologies et les institutions, je l’ai dépassée, ce qui m’intéresse c’est le contexte et, dans le cas d’Emil Marx, le texte de celui qui écrit. Il y a donc un élargissement de l’histoire vers la littérature. Et en même temps un élargissement de la littérature vers l’histoire ou la critique historique. Au Luxembourg, la critique littéraire est rarement critique, elle ne rend pas compte du livre, de ce qui en est le sens, elle fait de la promotion et distribue des compliments. Les livres sont vendus, mais ils ne sont ni lus ni discutés.