Le 2 août 1914, les troupes allemandes traversèrent la frontière germano-luxembourgeoise sous prétexte de vouloir contrer une invasion française du Luxembourg. Elles occupèrent le Grand-Duché pendant les quatre années de guerre. Bien que les structures étatiques soient restées intactes et qu’il n’y ait pas eu en tant que telle de confrontation armée sur le sol luxembourgeois, les quatres années de guerre furent marquées par des crises sociales et politiques qui allaient changer l’ordre national des années à venir. Afin de mieux comprendre toutes ces évolutions sociales et politiques, il est nécessaire de se pencher davantage sur la question de la production de matériel militaire par les sidérurgistes domiciliés au Luxembourg. La participation de l’industrie lourde luxembourgeoise dans le secteur de l’armement allemand constitue en effet un aspect central de l’histoire luxembourgeoise pendant la Grande Guerre, bien que ce volet ait généralement été négligé dans l’historiographie nationale. L’omission tient d’une part au manque de sources1, d’autre part aussi au fait que la production d’armes allemandes au Luxembourg ne concordait que difficilement avec la narrative officielle qui s’était établie au lendemain de la guerre et qui affichait le Luxembourg comme un pays neutre dont le cœur battait pour la cause des Alliés. La réalité était en effet plus complexe.
Le Grand-Duché, qui tenait depuis son entrée au Zollverein en 1842 des relations politiques et surtout économiques très étroites avec son voisin allemand, s’est retrouvé dans une situation diplomatiquement très délicate à partir du 2 août 1914. Officiellement neutre, le gouvernement luxembourgeois avait de la peine à faire valoir ses droits d’État souverain et non-aligné sans trop froisser les forces allemandes – d’autant plus que l’occupation militaire coupa le Luxembourg du reste du monde et le plaça de plus belle sous la tutelle du Reich. Dans un acte de haut voltige diplomatique, le chef d’État luxembourgeois Paul Eyschen s’est ajusté aux demandes de l’occupant tout en insistant en même temps sur la neutralité de son pays face à la déferlante mondiale. D’un côté, la politique d’apaisement de Eyschen arrangeait les Allemands et a su éviter un déchaînement violent au-dedans des frontières luxembourgeoises, mais d’un autre côté elle ne pouvait plaire aux forces Alliées qui vite soupçonnèrent le Luxembourg d’avoir choisi son champ.
L’occupation plaça Émile Mayrisch, directeur du groupe sidérurgique Arbed, devant une impasse similaire. Dans une proclamation affichée dans les usines de l’Arbed le jour même de l’invasion,
Mayrisch avait fait appel aux employés « de ne prendre partie pour aucune [des puissances en état de guerre] et d’observer vis-à-vis de toutes la plus stricte neutralité »2. Mais l’industrie sidérurgique luxembourgeoise dépendait presque entièrement du marché allemand tant pour ses débouchés que pour son approvisionnement en combustibles et allait bientôt être mise au service de l’armée allemande. La mainmise sur le bassin sidérurgique était en effet une des raisons principales de l’invasion allemande du Luxembourg. Déjà en 1913, le philosophe et industriel allemand Walther Rathenau avait mis en garde l’Allemagne que « [u]nsere gewaltige Eisenindustrie lebt heute großenteils von fremdem Erz. Wird uns die Erzeinfuhr durch fremde Ausfuhrzölle oder die Stahlausfuhr durch fremde Schutzzölle unterbunden, so ist unser stärkstes Fabrikgewerbe untergraben »3.
L’influence grandissante des industriels allemands au tournant du siècle n’est en conséquence pas étonnante. Rathenau avait lui-même acquis les usines de Steinfort en 1911 pour assurer l’alimentation en matières premières de la Felten & Guilleaume Carlswerk A.G. (F&G). Deux autres groupes sidérurgiques majeurs allemands s’étaient installés au Grand-Duché avant l’éclatement de la guerre, à savoir la Gelsenkirchener Bergwerks-AG (GBAG) présidée par le nationaliste Emil Kirdorf et la Deutsch-Luxemburgischen Bergwerks- und Hütten-AG (DL), qui se trouvait entre les mains de Hugo Stinnes.
Dès la reprise des activités sidérurgiques fin septembre/début octobre 1914, les usines se sont mises à labourer pour le compte de la Reichswehr4. Mais, tandis que les trois groupes sidérurgiques gérés par des industriels allemands n’hésitaient pas à produire du matériel de guerre pour des raisons idéologiques évidentes, l’Arbed s’est trouvée dans un dilemme – en tant que seule entreprise majoritairement sous contrôle luxembourgeois – entre neutralité politique et survie économique. Mayrisch était bien conscient que la participation de la sidérurgie luxembourgeoise à l’effort de guerre allemand contredirait le principe de neutralité stricte sur lequel il avait insisté dans sa proclamation. Avec Eyschen il s’est mis d’accord sur un compromis : l’Arbed allait continuer à fabriquer dans ses filiales luxembourgeoises les mêmes produits qu’elle avait fabriqués avant la guerre, même si ces produits allaient être utilisés à des fins militaires par les Allemands. Quant aux produits proprement militaires, c’est la filiale de Burbach en Allemagne qui allait prendre charge. Le compromis permettait à l’Arbed de tenir ses usines en marche tout en gardant tant bien que mal une vraisemblance de neutralité.
Mais les Alliés ne partageaient pas cette conception des choses. Déjà le 16 octobre 1914, un informateur nommé Simon avait prévenu les Anglais que « the Luxembourgers are hard at work manufacturing for the German army ». Simon ajouta que les Luxembourgeois ne s’opposaient pas vraiment à une annexion à l’Empire si ce n’était pour leur refus de devoir servir dans les rangs de l’armée allemande5. Au vu de ces révélations, l’Angleterre avait songé à qualifier le Luxembourg de pays ennemi et s’est opposée à une aide au ravitaillement alimentaire pour le Grand-Duché dans le cadre de la Commission for Relief in Belgium. La production sidérurgique avait donc eu un impact direct sur les négociations concernant l’approvisionnement en denrées, qui représentait alors la préoccupation majeure de la classe politique et de la population luxembourgeoise. En effet, à partir de la fin de l’année 1914 et pendant toute la guerre, le Luxembourg a dû faire face à un manque important de nourriture. L’opposition politique s’est vite emparée des rumeurs concernant la production d’armes pour discréditer le gouvernement. « Es heißt allgemein, die verbündeten kriegführenden Mächte weigerten sich, Brotgetreide und andere Lebensmittel nach Luxemburg durchzulassen, da in diesem Lande feindselige Taten gegen sie verübt würden, nicht sowohl durch die deutschen Truppen, sondern an nicht militärischen Stellen, und zwar unter Vorwissen und Duldung der Regierung », s’exlama le politicien du parti de droite Émile Prüm dans une lettre ouverte du 10 avril 1915. « Das Luxemburgische Großgewerbe soll nämlich Kriegsmunition für das deutsche Heer herstellen. »6
L’impact de la production sidérurgique pour la population luxembourgeoise ne se limitait pas au blocage de livraisons alimentaires. La situation allait en effet s’aggraver à partir du 3 octobre 1915, quand les premiers obus français furent lancés sur le Luxembourg. Les raids aériens ciblaient primairement des points stratégiques militaires, tels le réseau ferroviaire et les usines sidérurgiques, mais les obus finissaient souvent dans des zones résidentielles. Jusqu’au 29 octobre 1918, les avions militaires alliés avaient lancé plus de 300 obus sur le Luxembourg tuant 28 personnes et en blessant 71. Le gouvernement luxembourgeois avait beau protester contre cette mesure en soulignant qu’elle violait la neutralité du Grand-Duché : pour les gouvernements français et britannique, les bombardements avaient toute leur justification. « [S]o long as the German armies were in occupation of Luxembourg, and used the railways and factories of the Grand Duchy for military purposes, the Allies must decline all responsibility for casualties to the civilian population or damage to civilian property caused by the measures which they were obliged to take against the railways and factories used », soutenait le Foreign Office britannique en août 19187. Le ministre français des affaires étrangères Théophile Delcassé avait justifié d’une façon similaire le bombardement de la ville de Luxembourg du 3 octobre 1915 quand il allégua que « [l]e Grand-Duché ne saurait donc, à l’heure qu’il est, se qualifier de neutre. N’autorise-t-il pas, d’autre part, les usines de Gelsenkirchen à Esch s/Alzette, celles de Differdange et les usines de Duscher [sic] à Wecker à travailler pour les Allemands ? »8.
Les Alliés semblaient avoir été bien informés sur l’activité tant de l’industrie lourde du Luxembourg que des entreprises moyennes. Delcassé avait évoqué la André Duchscher & Cie., une entreprise de taille moyenne à Wecker, qui avait accepté de fabriquer des obus pour le compte de l’armurier mythique allemand Fried. Krupp AG. Mayrisch avait tenté de persuader Duchscher d’annuler le contrat avec Krupp, mais ce dernier ne s’est pas laissé dévier. D’un côté, Duchscher s’était basé sur une expertise du juriste allemand Karl Strupp, qui avait conclu qu’une contribution militaire unilatérale des sidérurgistes luxembourgeois à l’armée allemande ne constituait pas une violation de la neutralité luxembourgeoise. D’un autre côté, les commandes civiles n’étaient pas suffisantes selon Duchscher pour empêcher l’effondrement de l’entreprise. Duchscher défendait son comportement en soulignant que « [a]lles, was innerhalb des von der deutschen Front umfassten Gebietes hergestellt wird, [Kriegszwecken dient]. Jede Schiene, die unser Land verlässt, jedes Stück Stahl, das unsere Industrie erzeugt, jedes Pfund Butter und jeder Liter Milch, die ihren Weg über die Grenze finden, dienen genau den gleichen Zwecken wie unsere Lieferungen »9.
Duchscher n’avait pas tout à fait tort puisque – avec ou sans compromis – l’Arbed contribuait elle aussi directement et indirectement à l’effort de guerre allemand, vu que sa production débouchait quasi entièrement en Allemagne et qu’à partir de 1916, elle était totalement supervisée par des organes de contrôle du Reich. En effet, l’industrie luxembourgeoise était devenue une partie intégrale de la Kriegswirtschaft allemande peu après l’occupation militaire. Rathenau avait vite pris conscience de la gravité de la pénurie en matières premières dont il avait alerté la classe politique et industrielle allemande en 1913 et qui allait bientôt frapper l’Allemagne. C’est pourquoi il avait fondé en août 1914 la Kriegsrohstoffabteilung (KRA), qui avait comme but une distribution plus efficace des matières premières au profit de l’armée. Même au Luxembourg, la KRA veillait à ce que les ressources soient prioritairement utilisées à des fins militaires et interdisait toute autre utilisation. Quand le fer et l’acier commencèrent à se raréfier en 1916, l’inspection de la production sidérurgique devint de plus en plus rigoureuse. Les usines étaient obligées de remettre des formulaires mensuels détaillant leur capacité de production. Même si l’Arbed se forçait dans un premier temps à produire des produits semi-finis, il n’y avait aucun doute que ces produits allaient éventuellement être transformés en matériel de guerre. En outre, la dépendance de l’Arbed au marché et au combustible allemand servait comme moyen coercitif du Reich pour s’assurer que l’entreprise continue à contribuer à l’effort de guerre.
Ce n’est qu’avec la défaite allemande que l’industrie sidérurgique a pu se libérer de l’emprise allemande. En 1919, le Luxembourg a quitté le Zollverein et a fondé deux ans plus tard une union économique avec la Belgique. Quant aux entreprises sidérurgiques allemandes GBAG, DL et F&G, elles ont dû liquider leurs propriétés au Grand-Duché dans l’immédiat après-guerre. Leurs usines ont été reprises par des groupes belges, français et luxembourgeois. L’Arbed a elle aussi connu un changement interne avec l’entrée dans son conseil d’administration d’Eugène Schneider – le grand concurrent français de l’armurier Krupp.