À un moment où les relations entre État et Église catholique se sont tendues et où la question de la propriété ecclésiastique occupe le devant de la scène politique, il m’a semblé opportun de revenir sur un épisode déterminant : la vente des biens du clergé sous le régime français à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles.
« Tous les biens des communautés [religieuses] sont sous séquestre… Ces communautés possèdent, ainsi que le Gouvernement, les deux tiers des biens fonds de ce département. » C’est ainsi que s’exprime Nicolas-Vincent Légier, commissaire du Directoire exécutif auprès de l’Administration centrale du département des Forêts en frimaire an IV (décembre 1795). La réalité est cependant toute différente et Légier lui-même doit bientôt se rendre à l’évidence : « L’on ne compte pas dans l’étendue du département des Forêts plus de dix communautés de quelque ordre que ce soit… »
En effet les biens du clergé aliénés ne représentent que deux pour cent de la superficie totale du département, pourcentage très modeste, si on le compare à la moyenne de dix pour cent pour la France ou aux 17 pour cent pour le département de la Dyle (qui fait partie des « Départements Réunis » englobant la Belgique actuelle ainsi que le Luxembourg). Or il faut savoir que de nombreux biens du clergé étaient exceptés des ventes, notamment les grands espaces forestiers qui ne seront mis en vente que sous le régime hollandais. Par ailleurs les mesures antireligieuses du gouvernement autrichien avaient déjà porté un coup sérieux à la propriété ecclésiastique.
Pour ce qui est des biens du clergé séculier, ne sont vendus que les biens des cures non desservies ou celles dont les titulaires ont refusé de prêter le serment prescrit par la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797). On en compte, il est vrai, 852 au département des Forêts, contre 300 prêtres assermentés seulement. Il est donc évident que la propriété ecclésiastique était bien plus étendue que ne le laisseraient à penser les biens mis en adjudication. En la fixant à cinq ou six pour cent on sera sans doute assez près de la vérité. Ce qui frappe par ailleurs, c’est la répartition très inégale des biens adjugés. Alors que dans les cantons méridionaux, les biens aliénés représentent 3,3 pour cent du territoire (frôlant les huit pour cent dans le canton d’Echternach), ils ne dépassent pas le pourcentage de 0,9 dans les cantons ardennais.
Pour ce qui est de la suppression et du séquestre des couvents, ceux-ci se passent – à la différence des autres Départements Réunis – sans remous populaires notables. Ceci s’explique par plusieurs facteurs : d’une part, l’absence de grandes agglomérations favorables à l’éclatement d’émeutes, avec dans la ville de Luxembourg une garnison importante rendant difficile toute résistance ; d’autre part, la législation religieuse autrichienne qui avait préparé le terrain ; et, enfin, une certaine impopularité des ordres religieux que des besoins financiers toujours croissants avaient amenés à insister plus lourdement sur leurs privilèges.
Par contre, le séquestre et la vente des biens du clergé séculier se feront dans un climat bien plus tendu, à un moment où se dessinent à l’horizon les signes avant-coureurs de la révolte de vendémiaire an VII (fin octobre 1798), dite « Klöppelkrich ». Ainsi les entraves mises par le clergé séculier et la population –souvent de concert avec les administrations municipales – pour empêcher la mise en vente des biens du clergé seront plus nombreuses : enlèvement de titres, baux frauduleux, dilapidations, refus d’assister les experts dans leurs travaux.
La vente débutera vers le milieu du mois de nivôse an V (janvier 1797) et se poursuivra jusqu’à la fin de 1812. Pendant cette période, 1947 biens ecclésiastiques seront adjugés, chiffre relativement modeste si on le compare à ceux des autres Départements réunis. La vente se poursuit dès le début à un rythme assez rapide, avec d’abord la mise aux enchères des grandes fermes des abbayes ainsi que de leurs forges. Pour justifier la hâte avec laquelle les biens du clergé seront mis en vente – et cela contre l’avis de ses supérieurs hiérarchiques – l’Administration Centrale invoque le climat politique favorable et des considérations financières : en mettant en vente beaucoup d’objets à la fois on attirera plus d’enchérisseurs. Il nous semble pourtant que c’est avant tout le désir d’enrichissement personnel qui incite ces fonctionnaires à agir avec hâte. Ils touchent en effet un droit fixé à un quart de pour cent et calculé sur la différence entre le montant de l’adjudication et la mise à prix.
Tant que la population indigène avait peu de confiance dans la stabilité du régime français, elle était peu portée à participer à l’achat de biens nationaux. Les facteurs d’ordre psychologique et politique plus qu’économique, jouaient ici un rôle autrement important que dans le reste de la France. L’analyse des actes de vente pourrait donc dans le meilleur des cas nous fournir un baromètre de l’esprit public. Or, en analysant les procès-verbaux des séances d’enchères, on constate que le nombre des enchérisseurs est très restreint : en moyenne, on n’en compte que trois ou quatre par séance. Parmi ceux-ci, on trouve généralement au moins deux membres de l’administration française. Par ailleurs, il n’y a guère personne qui apparaisse aux enchères sans réussir, à un moment ou un autre, à se rendre adjudicataire d’un ou de plusieurs biens.
En général ne viennent aux séances que ceux qui y sont poussés par un esprit spéculatif. Ceux-ci, souvent des fonctionnaires, enchérissent couramment sur la plupart des articles mis en vente lors d’une séance. Après s’être rendus adjudicataires de plusieurs biens, ces spéculateurs se mettent à la recherche d’éventuels acquéreurs. S’ils trouvent un amateur, ils font déclaration de command en sa faveur, solution plus avantageuse d’un point de vue financier, puisque cela les dispense du paiement du droit d’enregistrement. Ces déclarations de command se font, soit à l’intérieur du groupe restreint de gros spéculateurs, soit en faveur de paysans ou d’autres couches modestes de la population. Les spéculateurs disposent souvent d’hommes de confiance qui se chargent pour eux de l’acquisition de biens nationaux : Le cas le plus frappant est celui du commissaire du directoire Légier qui se fait adjuger la plupart de ses biens par l’intermédiaire de Boucon, employé du Domaine.
On dénombre en tout 843 acheteurs de biens ecclésiastiques dans le Département des Forêts. Ce qui, pour une population de moins de 200 000 habitants et comparé aux autres Départements Réunis, représente une proportion non négligeable. Le tableau s’assombrit pourtant si nous analysons comment l’ensemble de ces biens se répartit entre les acquéreurs. Alors que les petits acquéreurs achetant des biens de moins de cent francs en valeur estimative (en revenu annuel) n’interviennent que pour douze pour cent des biens vendus, les acheteurs totalisant pour plus de mille francs de biens en valeur estimative, soit 31 personnes au total, s’adjugent 51 pour cent de l’ensemble des biens mis en vente (abstraction faite des acquisitions réalisées par les moines). Notons que sur ces acquéreurs il y a onze Français, notamment les principaux acheteurs : Légier, commissaire du Directoire, Beuvière, négociant à Charleville, et Letourneur, directeur des Douanes.
Il n’est pas étonnant de voir les moines prendre une part active à la vente des biens du clergé, puisque le gouvernement, pour les amener à reconnaître eux-mêmes leur spoliation, leur avait accordé des bons en guise d’indemnisation qui pouvaient uniquement servir à l’achat de biens nationaux. Ce qui est surprenant toutefois, c’est l’importance des biens qu’ils acquièrent (22 pour cent). Or, les bons de retraite sont en effet largement insuffisants pour le paiement d’une telle quantité de biens. Il semble donc que les religieux aient surtout servi de prête-noms aux gros spéculateurs qui de cette manière réussissent à éluder la stipulation qui prévoyait le paiement de la moitié de la mise à prix en numéraire. Les religieux se font d’ailleurs très souvent représenter aux enchères par un mandant muni d’une procuration en blanc, ce qui montre qu’ils n’avaient pas l’intention de devenir propriétaires des biens qu’ils se faisaient adjuger.
Il n’y a donc pas eu en général de tentative de reconstitution de communauté, excepté dans le cas des ordres pauvres, tels les Recollets ou les Carmes qui s’étaient déjà distingués dans leur opposition véhémente à leur suppression, mais dans ce cas une telle tentative de reconstitution se limite au rachat de la maison conventuelle. Le clergé séculier participe lui aussi à l’achat de biens ecclésiastiques, mais faiblement et presque toujours pour racheter des biens de cure. Ces rachats de cure par les curés eux-mêmes demeurent cependant l’exception. Par ailleurs ils jugeront plus prudents d’en rentrer en possession par l’intermédiaire de leurs ouailles.
Les fonctionnaires sont, sans conteste, les principaux bénéficiaires de la vente des biens du clergé, se faisant adjuger 28,1 pour cent de ces biens en valeur estimative. Il s’agit pour soixante pour cent de Français, à commencer par le commissaire du Directoire Légier qui, à lui seul, se fait adjuger 43 lots soit en valeur estimative plus de cinq pour cent de tous les biens aliénés. Accusé par la suite de graves malversations par ses ennemis politiques, il ne sera pourtant pas inquiété pour les délits dont il s’était rendu coupable, grâce sans doute aux puissants appuis dont il dispose – il est notamment très lié au ministre de la Justice et de la Police, Merlin de Douai. Sous l’Empire, Légier se retirera aux forges de Weilerbach où il mourra en 1828.
Arrivent en deuxième lieu les négociants, se portant acquéreurs de 215 lots équivalent à 14,3 pour cent du total des ventes. On constate que près de trois quarts des biens acquis par ce groupe vont au compte de cinq gros acheteurs, dont deux sont étrangers au département. Parmi les acheteurs indigènes, Jean-Henri Dondelinger mérite une mention spéciale. Il constitue l’exemple le plus frappant d’un homme dont la fortune et l’ascension sociale sont intimement liées au nouveau régime et aux nombreuses possibilités d’enrichissement qu’il offre à un habile spéculateur.
Issu d’un milieu social modeste – son père était cabaretier – Dondelinger est échevin de l’abbaye de St. Willibrord, lorsque les troupes françaises entrent au Luxembourg. Il se constitue alors une petite fortune comme fournisseur auprès des armées françaises. Puis il est tout naturellement amené à spéculer sur les biens nationaux. Il acquiert en tout 72 biens ecclésiastiques, raflant la plupart des biens situés autour d’Echternach. Plus tard, sous le régime napoléonien, il fera fortune comme fabricant de faïences dans les bâtiments de l’ancien couvent de St. Willibrord acquis par l’intermédiaire d’un religieux.
Parmi les autres groupes sociaux qui ont pris une part active à la vente des biens du clergé, on relève sans surprise les notaires (4,3 pour cent) et les aubergistes (près de deux pour cent), étant donné le rôle d’intermédiaires privilégiés qu’ils étaient appelés à jouer dans une société demeurée foncièrement rurale avec une paysannerie largement illettrée.
En effet c’est cette dernière qui apparaît comme la catégorie la plus défavorisée. Ceci n’a rien d’étonnant, puisque les modalités de vente se révèlent très défavorables aux classes populaires et notamment aux paysans. Les ventes ont lieu dans le chef-lieu du département. Or nous savons qu’en France, le remplacement du chef-lieu du district par celui du département s’est soldé par un net fléchissement de la part prise par les paysans. Le caractère vallonné du département et le mauvais état du réseau routier va encore davantage accentuer cet effet. Par ailleurs les biens sont vendus dans leur état primitif et non morcelés en petites parcelles comme cela avait été fait à l’époque jacobine, ce qui là encore favorise les classes aisées. Finalement les modalités de paiement très complexes ont un effet dissuasif sur les paysans dans un département où le niveau d’instruction reste très bas.
Il n’est donc pas étonnant que l’on ne compte que 145 acheteurs paysans (auquel il faudrait cependant ajouter la majorité des 275 acquéreurs d’origine rurale dont nous n’avons pas réussi à établir l’occupation) se faisant adjuger 204 lots équivalant à 6,4 pour cent des biens aliénés. La plupart de ceux-ci n’acquièrent qu’un seul lot, dans l’intention d’arrondir leurs lopins de terre. On retrouve aussi parmi ces acheteurs paysans des fermiers des abbayes qui se font adjuger des biens qu’ils avaient déjà tenus en bail.
De façon générale, les paysans ne se décident que fort tard à participer plus activement aux enchères. Ceci s’explique sans doute par un ralliement progressif de la paysannerie au régime français, surtout à la suite du Concordat, mais plus encore par le fait que les lots mis en vente deviennent plus modestes : les gros spéculateurs ayant raflé les plus gros morceaux, il leur faut se contenter des miettes. L’on peut également constater que la plupart des biens de cure reviennent à des paysans qui, souvent en s’associant à plusieurs, rachètent ces biens au profit de la paroisse.
Pour juger des conséquences sociales de la vente des biens du clergé, il est impératif, plus encore que dans d’autres départements, de suivre autant que possible les reventes de seconde main, en cherchant une réponse aux questions que s’était posé l’historien M. Marion dans une des premières analyses consacrées à la question de la vente des biens nationaux : « Les acquéreurs ont-ils acheté pour garder ou pour revendre ? La répartition dernière entre les différentes classes sociales a-t-elle ressemblé à la répartition initiale ? Y a-t-il eu morcellement … [ou] reconstitution, au contraire des biens originairement morcelés ? Retour aux anciens propriétaires de tout ou partie des biens confisqués ? »
Or, comme nous venons de le voir, une grande partie des acquéreurs de biens ecclésiastiques – notamment les moines et les acheteurs étrangers au département qui interviennent ensemble pour environ la moitié des biens mis en vente – n’ont dans leur grande majorité pas l’intention de conserver ces propriétés. Rien d’étonnant donc qu’il nous ait été possible, en privilégiant les principaux notaires exerçant dans la capitale et à Echternach et en nous limitant à la période allant du début de la vente des biens nationaux au commencement de l’Empire, de retrouver 253 cas de reventes de biens du clergé, soit environ seize pour cent de biens mis en vente jusqu’au début de l’Empire. On peut donc affirmer sans crainte que plus de la moitié des biens du clergé ont été revendus peu de temps après leur adjudication, proportion nettement supérieure à celle d’un sixième établie par M. Marion pour le Sud-Ouest ou d’un cinquième par R. Marx dans le cas de la Basse-Alsace.
Dans le cas des moines (pour lesquels nous avons relevé 78 cas de reventes) ce sont très souvent les commanditaires qui sont les bénéficiaires de ces transmissions ; or, il s’agissait pour la plupart de gros acheteurs de biens nationaux, à commencer par J.H. Dondelinger. Pour ce qui est de ces gros spéculateurs, certains revendent au plus vite les biens qu’ils s’étaient fait adjuger (tel Letourneur, directeur des Douanes qui fin fructidor an VII s’était déjà défait de 22 lots sur les 41 qu’il avait acquis jusqu’alors). Une partie des reventes se fait à l’intérieur du cercle restreint des gros spéculateurs, ce qui permet à ceux-ci de regrouper leurs biens. C’est ainsi que Légier acquiert surtout des biens sur les bans de Bollendorf et de Weilerbach où il avait établi sa résidence. Dondelinger fait lui aussi preuve d’un comportement mieux réfléchi, n’écoulant que très progressivement les biens qu’il avait acquis dans les alentours d’Echternach.
Par ailleurs les reventes, telles que nous avons pu en retrouver trace dans les actes notariaux, conduisent à un morcellement certain de la propriété ecclésiastique. Ainsi, 175 articles ayant appartenu à 75 individus se répartissent par suite des reventes entre plus de 400 particuliers dont la plupart n’avaient pas participé directement à la vente des biens du clergé. On retrouve ici quelques notables du département qui avaient été pratiquement absents des enchères. Ainsi P.J. Boch, propriétaire des faïenceries de Septfontaines, que des circonstances économiques adverses avaient tenu à l’écart des enchères, se rattrape par la suite par d’importants achats de seconde main réalisés sous le Consulat, acquérant surtout de grandes surfaces forestières.
Mais ce sont les paysans qui apparaissent comme les principaux bénéficiaires de ces reventes. En effet ces reventes leur ont offert des possibilités d’achat que les perspectives d’un long déplacement et de difficiles enchères leur avaient retirées. Il est vrai que là encore, ce sont les coqs du village ainsi que les anciens fermiers des abbayes qui se taillent la part du lion. Pour ce qui est des biens du clergé séculier, on constate qu’un nombre considérable des bâtiments finissent par revenir à leurs anciens propriétaires, soit par donation soit par revente. Cependant, autant que nous ayons pu en juger, ces rétrocessions ne concernent souvent que les seules maisons curiales ou vicariales et leurs dépendances directes, à l’exclusion des terres qui y étaient attachées.
En conclusion, on peut dire, qu’étant donné la faiblesse de la propriété ecclésiastique dans le Département des Forêts, on ne peut pas s’attendre à un bouleversement des structures foncières et sociales par suite de l’aliénation des biens du clergé. Il serait donc exagéré d’affirmer, comme on a pu le faire, que cette vente a assuré l’émergence de la bourgeoisie comme classe dominante. D’autant plus que les contours sociaux de cette classe – entre bourgeoisie rentière et commerciale – restent très flous. Les principales familles de notables du XIXe siècle – les Boch, Servais, Pescatore et autres – n’apparaissent que très épisodiquement et fort tardivement dans les actes de vente.
Pourtant, il n’en demeure pas plus vrai que la vente des biens du clergé conduit au développement d’une classe de nouveaux riches, de la trempe d’un Dondelinger qui au début du régime français n’était crédité que d’une fortune de 8 000 livres et qui se retrouve en septième place sur la liste des notables les plus fortunés du département sous l’Empire. La chute de l’Empire n’y changera rien et l’on est frappé de retrouver un nombre considérable de gros acquéreurs de biens nationaux parmi les membres des États Provinciaux au début du régime hollandais : en premier lieu Dondelinger, mais également J.B. Marlet, M.Vogel ou encore J.F.André.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que la vente des biens nationaux ne sera jamais remise en question par la suite ; on préfère passer l’éponge. Et n’est-ce pas pour rassurer les acquéreurs de biens nationaux que, lors de la première séance des États Provinciaux en 1816, son président proclame : « Ne craignez pas qu’une main indiscrète soulève ici le voile qui couvre les longs jours de deuil. Des tableaux affligeants arracheraient de nouvelles larmes de douleur et nous ne devons en verser que de joie et de reconnaissance. »