Rotary Club Esch: Emile Colling - Den Dokter vun der Grenz

Emile Colling, le bon dottore de la Grenz

d'Lëtzebuerger Land vom 07.09.2000

Le 25 avril 1925, le Dr. Emile Colling s'établit comme médecin généraliste au 25 de la rue du Brill à Esch, en plein quartier chaud de la ville. À la même époque, trois autres médecins ouvrent un cabinet médical à Esch ; du coup, la ville compte 17 médecins, ce qui fait dire à un vieil Eschois : « Wann elo nach ee kënnt, erhéngere se alle véier. » Aujourd'hui, à nombre quasi égal d'habitants, Esch compte plus de 130 médecins et les salles d'attente ne désemplissent pas... 

1925 : 17 médecins - 2000: plus de 130

Il n' en a  pas toujours été ainsi. Le premier médecin, dont on trouve des traces dans les archives communales est le Dr. Neuens, qui exerça son art de 1836 à 1840, date à laquelle il quitta la commune à la suite d'un différend financier avec les autorités municipales.

Il fallut attendre 1866 pour voir un médecin s'établir à Esch, le Dr. Félix Schaan, qui ne resta qu'un court temps, avant d'émigrer à Chicago. Même pendant la terrible épidémie de choléra en 1866, il n'y avait pas de médecin résidant à Esch, où le curé Jacob Kayser organisait la lutte contre le fléau, dont il finit  par devenir également la victime.

Le médecin le plus proche, le Dr. de Warquant habitait à Foetz ; il faisait ses visites à cheval. Le Dr. Colling , comme la plupart des médecins eschois, fait ses visites à pied et à vélo, la sacoche noire de médecin attachée au porte-bagages ; sa bible est un petit  bouquin qui porte le titre révélateur La médecine en vingt médicaments. Il faut grimper les escaliers, trente à cinquante fois par jour ; le Dr Colling a calculé qu'il a ainsi escaladé 21 000 mètres par an, enfoncés les vainqueurs de l' Everest !

Quant aux consultations dans son cabinet, jusqu'à cent patients sont examinés (?) par jour, à raison de deux minutes par patient, les cas sérieux exceptés. Et les médecins étaient sur le pont, six jours sur sept plus la matinée du dimanche, sans compter les visites de nuit !

 

Le prix d'une consultation est moins qu'une livre de beurre

 

Mais, contrairement à la croyance populaire, les médecins eschois ne roulaient pas sur l'or. Tandis que leurs confrères de la capitale pouvaient réclamer des honoraires confortables à une clientèle aisée avec la possibilité de tricher avec le fisc, les médecins eschois avaient pour clientèle les ouvriers qui seuls étaient assujettis à la sécurité sociale selon un système qui défavorisait les médecins ; et il fallait déclarer jusqu'au dernier centime au fisc. Ce ne fut qu'à la suite d'une grève des médecins en 1925 que leur situation sociale s'améliora. 

Les honoraires s'élevaient à cinq francs pour une consultation, à huit francs pour une visite à domicile, ce qui correspondait au prix d'une livre de beurre ; l'assistance à une opération à l'hôpital,  rémunérée quarante francs, représentait un véritable pactole !

 

La cour des miracles

 

Avec son visage aux traits rudes, sa silhouette massive, la bedaine projetée en avant («guarda la grossa  pancia» comme l'apostropha l'un de ses jeunes patients italiens), le verbe haut, le Dr. Collling ne passe pas inaperçu dans le quartier de la Grenz. Ses patients louent son engagement social, sa disponibilité de jour et de nuit et on dit de lui qu'il ne serait pas trop regardant pour délivrer des certificats de maladie. 

C'est que le Dr. Colling est un homme de terrain, un pragmatique, confronté quotidiennement avec la misère de ses patients qui n'ont que leurs bras pour seul capital ; s'il leur arrive de vouloir souffler un jour ou d'avoir simplement la gueule de bois au lendemain d'un week-end trop arrosé, leur absence momentanée de l'usine ne ruinera pas les patrons de la sidérurgie qui leur imposent des rythmes de travail harassants ; et le Dr. Collling rétablit quelque peu la justice sociale à sa façon...

On a peine à imaginer aujourd'hui dans quelles conditions déplorables de logement, de santé et d'hygiène vivaient les ouvriers des années 1920-30.

Les immigrés italiens constituaient la majorité, les uns ouvriers saisonniers, entassés dans des cagibis étroits, se partageant à deux le même lit, l'un se glissant dans la couche non aérée quand l'autre partait au travail ; les autres, familles nombreuses où la mamma tenait les cordons de la bourse. Une maison de la rue du Brill comptait jusqu'à 280 (!) locataires.

À la majorité des Italiens, Colling atteste d'être des travailleurs honnêtes, ayant le sens de la famille, mais il y a quelques tire-au-flanc notoires. Parfois de farouches luttes de clans dont on a oublié les origines, séparent les familles; avec l'avènement de Mussolini, la lutte politique s'en mêle, fascistes et antifascistes se livrent d'âpres duels de paroles, mais en viennent aussi à se battre jusqu'à s'entretuer. Les immigrés polonais ne sont pas moins bruyants, sauf que le chianti est remplacé par la vodka; sans compter les Allemands et les Luxembourgeois, bagarreurs et grands amateurs de bière.

L'alcool et les belles filles aguichantes faisant monter la tension, la fièvre du samedi soir est présente dans tous les dancings et les couteaux sont rapidement tirés; le Humpen renversé et ébréché  qu'on tient solidement à la main, constitue aussi une arme redoutable. Le Dr. Colling panse les plaies, coud, recoud et fait évacuer les blessés les plus graves vers l'hôpital. Et le samedi suivant, ça recommence.

Colling contemple cette cour des miracles avec largeur d'esprit et indulgence. Cet homme d'une foi chrétienne inébranlable, les deux pieds bien plantés sur terre, dialogue avec les communistes, les filles-mères, les soûlards, les resquilleurs, pour lui ce sont des hommes et des femmes qui souffrent et il faut leur venir en aide. Pas étonnant dans ces conditions, que ces délaissés sont ses fans inconditionnels. Et comme Colling est de nature optimiste, il ne retient de ces contacts que ceux qui reflètent le côté chocolat de la vie. Les anecdotes qu'il rapporte sont vivantes, amusantes, même si on les lit parfois avec la larme au coin de l'oeil.

Et quand on flâne aujourd'hui à travers la rue du Brill, qui ne mérite pas son surnom de Friessgaas, avec ses vitrines délabrées, ses gargotes simili-exotiques, ses pizzerias tenues par des restaurateurs qui n'ont jamais foulé le sol de l'Italie, avec  ses rares passants, on peut imaginer ce quartier grouillant de vie que Colling a si bien su faire revivre...

 

Le dottore devient ambassadeur au Vatican

 

Le Dr. Colling se montre très discret sur sa vie familiale et politique, n'ayant pas eu la prétention d'écrire des « mémoires ». Tout au plus nous apprend-il que son épouse - qu'il a ramenée de ses études universitaires en Allemagne, l'a assisté au début de sa carrière pour se consacrer ensuite à l'éducation des cinq enfants du couple (l'aîné, Prosper, talentueux architecte à Karlsruhe, décédé en 1990, signa dans sa jeunesse sous le pseudonyme de Cling, des caricatures qui firent les beaux jours du Land et dont un certain nombre illustrent le présent livre).

Pendant l'exode de mai 1940, le Dr. Colling, ensemble avec le Dr. Stoltz exerce sa profession à Lodève au service des nombreux réfugiés eschois et de la population locale. Durant l'occupation allemande, son attitude patriotique est exemplaire, ce qui lui vaut à la Libération d'être désigné membre de l'Assemblée consultative; nommé directeur de la Santé publique, il va entamer une brillante carrière politique. Élu au conseil municipal d'Esch, il sera député à partir de mai 1946 et membre du gouvernement de 1954 à 1967, où il occupera notamment les postes de la Santé publique, de l'Agriculture et de la Viticulture.

De 1969 à 1974, le bon « dottore » est ambassadeur auprès du Vatican, ce qui lui permet de s'exprimer dans la langue qu'il a apprise auprès de sa clientèle de la Grenz, mais dont toutes les expressions ne sont peut-être pas à caractère très diplomatique.

Le Dr. Colling quitte cette vallée des larmes où il tant oeuvré  le 16 septembre 1981 à l' âge de 81 ans; son épouse l'avait précédé de cinq ans dans la mort.

 

Den Dokter vun der Grenz

 

Au soir de sa vie, Emile Colling se penche sur son passé de médecin généraliste à Esch et rédige un manuscrit savoureux, marqué par la bonne humeur. En le publiant sous forme de plaquette, ses enfants Friedel et François accomplissent non seulement un devoir de piété filiale, mais mettent à la disposition des historiens et ethnographes un précieux document enrichissant pour l'histoire de la seconde ville du pays.

Emil Colling: Den Dokter vun der Grenz - E Stéck Escher Chronik vum Emil Colling 1899-1981. Luxembourg, juin 1999. 118 p. Pour obtenir cette publication privée, les lecteurs intéressés peuvent faire un don à l'oeuvre sociale du Rotary Club Esch Bassin Minier, compte 14-187-400 auprès du Crédit Européen, avec la mention « Den Dokter vun der Grenz ».

Paul Cerf
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