Né en 1961 à Kiffa, en Mauritanie, Abderrahmane Sissako est l’auteur de trois longs-métrages récompensés dans les plus grands festivals de cinéma internationaux (Heremakono / En attendant le bonheur en 2002, Bamako en 2006, et Timbuktu en 2014. Pour d’Lëtzebuerger Land, Abderrahmane Sissako, qui donnait une masterclass au Luxembourg City Film Festival le 15 mars, revient sur ses dix années de formation en ex-Union soviétique et évoque son rapport avec les cultures occidentale et africaine.
d’Land : Abderrahmane Sissako, bonjour. Je souhaiterais aborder avec vous la période soviétique (1981-1991) de votre filmographie, une période qui correspond à votre période de formation au sein du VGIK de Moscou et à la réalisation de vos premiers courts-métrages (Le Jeu en 1989, puis Octobre en 1991). Nous connaissons assez mal l’enseignement cinématographique tel qu’il se pratiquait dans cette prestigieuse école de Moscou. La transmission étant au cœur de votre cinéma, comment se passaient à cette époque les enseignements au VGIK de Moscou ?
Abderrahmane Sissako : Je suis arrivé dans cette école relativement jeune. Nous étions en 1981, j’avais alors 19 ans. La première année j’ai dû apprendre la langue, puis en 1982-1983 je suis entré au VGIK (École d’État de cinéma de Moscou). Je suis venu « vierge », venant d’un pays où la « culture » en tant que telle – je veux dire le théâtre, le cinéma, les livres – n’existe quasiment pas. J’arrive donc dans ce lieu académique, en quelque sorte démuni. Cela a été une première frustration pour moi. Certains étudiants pensaient qu’en raison de ces lacunes, vous ne pouvez pas apporter quelque chose, ni même suivre des études d’art. Et c’est cette vision, à mon avis erronée, que l’on retrouve dans le système académique de façon générale.
Vous savez, dans la culture mandingue, lorsque que l’on ne connaît pas le prénom d’un enfant qui court dans la rue et que l’on veut l’interpeller, on l’appelle « karamoukou », ce qui veut dire « maître ». Cela veut dire que cet enfant sait quelque chose que vous ne savez pas. Voilà le cœur du principe de la transmission. Voilà ce qui est important dans toute rencontre, quelle que soit la raison de la rencontre. Et c’est cette diversité qui enrichit ce que j’appelle l’universel.
Dans le système soviétique de l’époque, il y a les notions d’élève et de maître. Il y a un maître qui choisit dix à quinze élèves pendant un cursus de cinq ou six ans selon la faculté. Le maître, en Russie, c’est quelqu’un de très important. On est là pour le maître, le maître est tout-puissant, c’est lui qui contrôle tout ce que fait l’étudiant. Ce processus était fort différent de celui que j’ai connu. On peut ne pas connaître Bach, Mozart ou Tchaïkovski, mais on vient tout de même de quelque part… Moi, je viens d’une culture de l’anonymat. Celui qui peut m’éduquer dans la rue peut être anonyme, tout comme les statues ou les sculptures africaines ne sont pas signées. J’étais furieux que l’on ne reconnaissait pas la culture d’où je venais. Mais je n’étais pas complexé. Quand, enfant, tu vois toute la journée des pagnes et des habits qui sèchent pendant une heure, puis qu’on les enlève pour mettre d’autres pagnes et d’autres couleurs, tu grandis dans quelque chose qui est le rapport avec l’image, avec les couleurs. Tu n’es pas allé au musée pour voir des tableaux de Matisse, mais disons que tu as vu des Matisse autrement.
Y a-t-il des professeurs au VGIK dont les enseignements ont été pour vous particulièrement formateurs ?
Si certains étudiants pensaient qu’en raison de ma culture je ne pouvais rien apporter, j’ai en revanche beaucoup bénéficié de la disponibilité des professeurs. J’ai eu un maître, au VGIK, qui était sensible à cette forme d’identité et m’a donc accompagné (Marlin Khoutziev). Et le résultat est là tout de même. L’un d’entre eux m’a aussi beaucoup marqué ; c’est Filonov, qui était mon prof de montage. Imaginez, vous avez pour professeur de montage un homme de 85 ans qui a été l’assistant d’Eisenstein. Je me suis lié d’amitié avec lui. Je me rappelle, tant c’était impressionnant, du premier cours de Filonov. Il avait installé plusieurs tables, et sur chaque table étaient posés des dessins – le plus souvent des paysages ou des personnages – qu’il avait découpés, peut-être dans des calendriers japonais ou chinois. Nous devions marcher à tour de rôle pour voir ce qu’il avait fait et, après, on pouvait changer l’agencement des images si l’on en avait envie. On pouvait mettre par exemple un arbre fleuri à côté d’un animal ou d’un visage d’homme. L’expérience m’avait amusé, mais je ne savais pas que c’était déjà du montage. Quand un cours de montage commence de cette façon, cela m’a tout de suite fasciné. Pour moi la partie la plus importante au cinéma, c’est le montage.
Lors de la masterclass donnée dans le cadre du Luxembourg City Film Festival, vous avez évoqué le concours du chef-opérateur Georgy Rerberg sur votre court-métrage Octobre. Comment l’avez-vous rencontré ?
À cette époque-là, c’était Vadim Youssov qui enseignait la photographie au VGIK. J’ai été invité à dîner chez une dame qui était réalisatrice de documentaires et qui m’a demandé ce que je voulais réaliser comme film après mes études au VGIK. Je lui ai donc parlé d’un sujet dont le titre était « Le fou de Sokolo », l’histoire d’un homme à la retraite qui revient dans son village pour devenir paysan. Après lui avoir raconté l’histoire de cet homme, cette dame m’a conseillé de faire la connaissance de Georgy Rerberg, le chef-opérateur de Tarkovski (leur collaboration débute à partir du Miroir, 1974, ndlr).
Rerberg était un type extraordinaire, squelettique, très russe, personne ne l’aimait vraiment, car il était conflictuel. Il m’invite un jour à présenter mon histoire. C’était dans sa cuisine, au rez-de-chaussée, non loin de la Place Rouge. Hésitant, je lui raconte alors l’histoire du « Fou de Sokolo », mais je ne voulais pas débuter ce projet tout de suite. Je venais de finir un autre projet, que Rerberg m’a demandé de lui remettre. Je lui ai donc apporté le scénario d’Octobre. Il m’a appelé pour me dire : « Si tu filmes ce scénario comme il est, cela ne donnera rien. Car quelque chose d’essentiel manque. Si tu ne le trouves pas, ne le fais pas. » Il était 18 heures et Rerberg m’avait dit qu’il ne dormait pas avant 23 heures et que je pouvais l’appeler. Arrivé chez moi, je le rappelle et lui dis : « Je pense que l’histoire est la suivante : Irina est enceinte et Idriss ne le sait pas. » Il m’a dit : « Tu peux faire ton film maintenant. » C’est ça, la façon russe de faire les choses.
Avec Heremakono, premier long-métrage poétique dans lequel vous magnifiez les cultures anthropologiques africaines, vous refermez un cycle indirectement autobiographique. Le motif de la fenêtre basse y revient à plusieurs reprises, comme pour opérer une mise en abyme du dispositif cinématographique. A l’image d’Abdallah, votre alter ego dans ce film, qui voit le monde à travers cette fenêtre, votre esthétique cinématographique semble prendre sa source dans l’observation de la réalité, plutôt que dans une culture cinéphilique par ailleurs dominée par les productions occidentales. Peut-on dire que cette fenêtre basse constitue le motif originel de votre cinéma ?
Pour moi la fenêtre basse, c’était d’abord une architecture. Et l’architecture et le cinéma, c’est presque pareil. J’étais en adéquation avec cette fenêtre basse dans la façon de voir les choses, dans un pays où je suis coupé de tout, de la langue que j’ai apprise, avec ma mère et cette fenêtre basse qui me lie au monde. Après lui avoir décrit cette fenêtre basse que je regardais avant de partir pour la Russie, mon maître au VGIK a dit : « Il a une vision cinématographique ». Cela signifie que la vision cinématographique, ce n’est rien d’autre qu’une vision de la vie. C’est cela qui est justement intéressant, le regard. Oublions donc le cinémapour la seule question du regard.