Nul besoin de présenter Clint Eastwood, tant sa réputation d’acteur, puis de cinéaste au tournant des années 1970 (Play Misty for me, 1971), est depuis longtemps établie de par le monde. Jusqu’à se souvenir des moindres traits de son visage, immortalisés par les gros plans de Sergio Leone, auquel la Cinémathèque de Paris rend actuellement hommage à travers une riche rétrospective de ses œuvres.
Du désert aux routes de l’Amérique, il faut bien admettre que Clint Eastwood n’a pas beaucoup changé au cours de sa longue et dense carrière. Même physiquement, il a conservé son regard perçant, son rictus au coin des lèvres... Aujourd’hui, notre solitaire cow-boy nihiliste continue à prendre le large, selon des chemins de traverse frôlant toujours l’illicite. Quant aux chevaux de la conquête de l’Ouest, ils se cachent depuis sous le capot d’une Ford GT, fleuron américain de la grande épopée industrielle célébré dans Gran Torino (2008).
The Mule (2019) s’inscrit différemment dans la tradition eastwoodienne. On y trouve bien sûr la plupart des thèmes nostalgiques chers au cinéaste, de l’univers du jazz (Bird, 1988) à l’industrie automobile, dont le cinéaste fut à la fois l’icône et l’héritier, à l’instar d’un Steve McQueen. Mais aussi les clins d’œil de vétéran (la Corée du Nord, la guerre du Vietnam) qui rappellent l’anti-communisme résolu du cinéaste. Tous ces éléments à forte valeur symboliques sont cependant revus à portion congrue dans ce dernier opus. La ville de Detroit apparaît brièvement et seulement sous la forme d’une carte postale, tandis que le jazz, genre devenu désuet, sert principalement de ressort comique à certains passages du film (a contrario de l’élégance solennelle qui planait dans Bird). Et le bolide de Gran Torino n’est plus qu’un tacot rouillé, à l’image de ce retraité dépassé par la complexité du monde technologique.
Pour son retour à l’écran, Clint Eastwood se détourne des stéréotypes virils qu’il a si longtemps endossés au cours de sa carrière, quitte à mettre son corps à nu ou à prendre le parti (féminin) des fleurs contre celui de la force. Voilà qui démontre, s’il le fallait, l’extraordinaire capacité d’Eastwood à déjouer les clichés qui ont assuré sa renommée mondiale. Avec détachement, il se laisse à rire de ce qu’il est devenu : un blanc-bec usé et réac’, au fond plus taquin que méchant. S’amuser de sa décrépitude, cabotiner, s’auto-parodier pour échapper à l’enfermement identitaire, n’est-ce pas là le signe d’une grande sagesse, d’une grande vitalité intérieure ? Notre philosophe a la souplesse d’un gymnaste. Et ses films semblent bien souvent venir nuancer le portrait d’un homme connu pour ses prises de positions rigides en faveur de Trump.
Le comble de cet habile retournement est atteint en ayant fait le choix d’incarner le loser de base : un mari et un père ratés qui finira, une fois son activité horticole en faillite, à transporter de la drogue pour le compte d’un cartel mexicain. L’histoire dont s’est inspiré le scénariste Nick Schenk (déjà présent au scénario de Gran Torino) avait fait les gros titres du New York Times. Le cinéaste la reprend à son compte pour lui donner cependant une inflexion très personnelle. En accompagnant la mort de sa femme, formidablement interprétée par Dianne Wiest, Earl Stone (Eastwood) fait acte de pardon. Non pour promouvoir à moindre frais sa propre absolution, mais pour mieux affirmer l’aveu d’une culpabilité admise sans fard lors du procès final. Une culpabilité qui est peut-être aussi celle qu’Eastwood a pu éprouver devant la mort de son ex-compagne, l’actrice Sondra Locke, décédée en novembre dernier. Il faut croire que les fleurs ne finissent pas de croître.