La fermeture du magasin de fringues scandinaves haut-de-gamme Honey/Mustard, rue du Marché-aux-Herbes, attriste le bobo urbain. Celle de l’enseigne historique Lassner, rue de la Reine, peine le nostalgique et le conservateur. Les deux événements, annoncés dans la foulée ces quinze derniers jours, provoquent une certaine anxiété quant à l’avenir du commerce de la Ville-Haute. D’autant plus que d’autres boutiques bien connues localement, Sports House Keller ou Tapis Hertz, ont elles aussi baissé le rideau. La première, définitivement. La seconde maintient son activité au centre commercial Belle Étoile.
Dans le même temps, les enseignes, telles H&M, Cos, Zara, que l’on retrouve dans toutes les villes européennes, occupent le terrain. Le phénomène génère des craintes sur une éventuelle perte de singularité et d’identité. Les noms des anciennes grandes maisons de commerce nées au XIXe siècle ou au début du XXe (Monopol, Rosenstiel, Kaiser-Klees, Maison Moderne, Neuberg ou Sternberg) ressurgissent dans le débat public tels des vestiges d’une vie commerciale trépidante dans la capitale. L’historien Robert Philippart recense par exemple 17 ouvertures de grands magasins entre 1911 et 1934. Lassner en était l’un des derniers survivants. Son exploitant Pierre Simonis maintenait l’enseigne sous assistance respiratoire depuis 2006. À 79 ans, il avait cette année-là décidé de poursuivre l’aventure alors que sa famille vendait le siège emblématique au coin de la place Guillaume II et de la rue du Fossé (emplacement aujourd’hui exploité par la brasserie Bazaar). L’ancien responsable du rayon jouets du grand magasin s’installait à quelques mètres rue de la Reine, en exerçant à pertes. Il arrête les frais en ce début d’année, à 94 ans, du fait du départ à la retraite de son employé et coassocié… qui a fait toute sa carrière chez Lassner.
Shopping culture no more La direction de Honey/Mustard explique la fermeture du flagship store par les chantiers perpétuels. « The extensive constructions and lack of parking spaces has paralysed the city shopping culture in Luxembourg », écrit Carolyn Gobran sur sa page Facebook. L’enseigne poursuit ses activités au centre commercial City Concorde à Bertrange… et sur internet. La raison invoquée et les moyens pour y remédier tiennent au contexte. Le président de l’Union commerciale de la ville de Luxembourg (UCVL), Guill Kaempff, confirme que, depuis 2015, les commerçants de la Ville-Haute se confrontent à un « cumul d’envergure » : le chantier du centre commercial Hamilius, celui du Knuedler et le réaménagement de la vieille ville. Les rues sont éventrées, les accès coupés pour retaper canalisations et réseaux.
Dans une discussion de type « café du commerce » avec Hans Fellner, qui exploite une librairie de livres rares rue Louvigny, nous évoquons les changements culturels et sociologiques. L’avènement de la voiture, l’émergence des centres commerciaux en périphérie (initié par Paul Leesch avec la Belle-Étoile en 1974) et l’émergence du commerce en ligne sont les trois principaux vecteurs du déclin du commerce en centre-ville. Mais le libraire récuse tout fatalisme. Selon lui, on peut trouver son bonheur dans l’exploitation d’un commerce en ville et s’en sortir financièrement.
La Ville-Haute recèle d’une large variété de modèles d’exploitation et d’histoires commerciales. Des familles ont fait fortune, tels les joailliers Schroeder avec aujourd’hui la cinquième génération à la tête d’une maison fondée en 1877, ou l’horloger Goeres, transfuge de Belair vers le centre dans les années 2000. Puis il y a les chaînes du luxe. Des photos de files devant les enseignes, notamment Louis Vuitton, ont tourné pendant les fêtes sur les réseaux sociaux. La maroquinerie griffée LV signe des bénéfices annuels entre trois et cinq millions d’euros. Des firmes multinationales, tels Calzedonia (groupe de prêt-à-porter au conseil duquel siège l’ancien ministre LSAP Jeannot Krecké) ou Ladurée (groupe Holder, également propriétaire de la boulangerie Paul) installent des boutiques en ville pour donner une substance en complément de leurs activités financières sur place, présume-t-on à la vue des centaines de millions d’euros d’actifs dans leurs comptes respectifs.
Loyers pas loyaux Les commerces du textile et prêt-à-porter comme Jacadi ou Petit Bateau enchaînent eux les profits annuels de quelques dizaines de milliers d’euros. Les marges ne sont pas épaisses. Et un franchisé ou une filiale bénéficiera plus facilement d’un soutien financier (en provenance du groupe) en cas de conjoncture difficile, qu’un exploitant indépendant. Or, ce sont ces boutiques qui se retrouvent en péril, alors que les travaux réduisent l’accès à la capitale et qu’une offre se développe en périphérie. La détermination du loyer s’avère déterminante dans ces circonstances. Selon nos différents interlocuteurs la fourchette de prix s’établirait entre cinquante et 200 euros du mètre carré Ville-Haute, avec une moyenne supérieure à cent euros. Le tarif varie selon l’emplacement, le propriétaire et le locataire. Des hausses de loyer ont déjà provoqué des départs. Le Quotidien révélait en janvier 2019 que le magasin Springfield, depuis 18 ans sur la Grand-Rue, quittait les lieux suite à l’annonce de l’augmentation du loyer au renouvellement du bail.
« Avant la demande au consommateur, il y a une offre foncière. La cherté filtre les acteurs potentiels pour un commerce au centre-ville », explique Fernand Ernster, libraire et président de la Confédération luxembourgeoise du Commerce (CLC). Les commerces qui bénéficient d’une forte marge sur les produits vendus, telles les enseignes du luxe, accèdent aux meilleurs emplacements dans les artères commerciales. Les autres sont des grands groupes qui jouissent d’économies d’échelle et de rendements financiers. Jusqu’à l’automne dernier, parmi les descendants des grandes familles commerçantes luxembourgeoises (en fait, l’autre vestige après Lassner), seul le grand magasin Mobilier Bonn se permettait un emplacement prime au coin rue Philippe II-rue Genistre. Propriétaire du carré éponyme, l’actionnaire (la famille Lazard) jouit du matelas confortable des loyers liés à l’étendue de sa propriété au cœur de la Ville-Haute. Il devrait encore s’épaissir à la faveur de la location de cette bâtisse historique à Louis Vuitton (selon les informations du Wort). Les activités de design mobilier et décoration intérieure de Bonn perdurent, elles, dans un espace restreint de la galerie adjacente.
Autour de ces coins de rues occupés par les prestigieuses antennes (Rolex/Schroeder est là aussi) et les grands groupes, les petites boutiques tentent de survivre. Des commerçants ont déserté et laissé la boutique en jachère. « C’est laid comme un trou dans une dentition », relève Hans Fellner. D’autres sont reprises en main via un mécanisme de pop-up store avec des loyers modérés rendus possibles par le soutien financier de la Ville. Deux spécimen ont vu le jour rue Philippe II l’an passé, notamment pour ne pas multiplier les friches commerciales.
Incohérence manifeste L’impression d’inconsistance en matière de politique commerciale prédomine. Elle a culminé avec l’ouverture du centre commercial de la Cloche d’or en 2019. Auchan et les galeries attenantes ont ajouté de la surface commerciale superfétatoire à une offre déjà bien dotée, relève Vincent Bechet. Le patron de la société de conseil immobilier Inowai (dont le nom apparaît sur les vitrines délaissées) parle « d’exception luxembourgeoise » pour caractériser le nombre de mètres carrés de commerce par habitant (tout en prenant en compte la participation des frontaliers à la demande ainsi que le fort pouvoir d’achat). En centre-ville, on en veut à l’ancien bourgmestre Paul Helminger (DP) d’avoir permis ces développements. « C’était trop tôt », selon Hans Fellner. D’autant que le centre commercial a été livré au pic des travaux.
Les tensions germent. Les parties prenantes accusent. Ça flingue à tout-va. Le libraire Fernand Ernster en veut aux « Pecherten » et à leur zèle quand le parking devient un problème. Plutôt que de verbaliser, « on devrait remercier les gens d’avoir fait l’effort de rentrer dans le centre ville », grogne-t-il. (Au XIXe siècle, certains grands magasins remboursaient le billet de train.) La CLC regrette qu’on laisse des commerçants poursuivre leurs activités à pertes. « Cela fausse le marché, prend une place sans générer de dynamique et détruit de la valeur dans la rue. » On relève toutefois dans le dernier rapport annuel de l’UCVL que, selon un sondage réalisé au Cityshopping Infopoint, Lassner figurait dans le Top cinq des marques les plus demandées par les touristes, ce après House of Luxembourg, Kritzel Fabrik et Villeroy & Boch. La cinquième est Starbucks.
En ville, la critique vise le travail de l’UCVL… ou plutôt sa « passivité ». On reproche notamment de ne pas suffisamment accompagner l’animation commerciale (les discussions sur un décalage des horaires d’ouverture sur du 10-20 heures par exemple) et son développement. « On ne va pas dire ‘ta marque, elle est de trop, ferme !’ », répond son président Guill Kaempff. L’e-mail de Corinne Cahen (DP), polémique dans sa forme puisqu’envoyé avec l’adresse du ministère, l’était aussi au fond. L’(ancienne) entrepreneuse de la chaussure y enjoignait l’UCVL de prendre ses responsabilités. Même écho à la Ville, sponsor de l’union des commerçants avec un chèque de plus de 300 000 euros tous les ans. Serges Wilmes (CSV), échevin en charge du commerce, indique que la convention liant la Ville à l’UCVL est devenue obsolète. Plusieurs missions attribuées à l’union commerciale ne sont plus menées à bien. La Ville souhaiterait « justifier » l’enveloppe. Les discussions ont débuté en décembre dernier.
Gloubi-boulga impuissant Selon les propos collectés, l’union créée en 1906 pour animer et défendre l’activité en ville ne fait plus l’unanimité alors qu’elle bénéficie aussi d’une certaine manne. Elle dépense autour de 700 000 euros grâce à sa convention avec la Ville, les cotisations de ses membres (entre 260 et 1 700 euros selon la zone et le nombre d’employés) et les « taxes » perçues lors du Stroossemaart et de la braderie. L’UCVL emploie six personnes et compte 473 membres, un aréopage de tout ce qu’on peut trouver en ville. Chaque agence bancaire compte pour un membre, qu’elle se situe à Belair, Bonnevoie ou au bout du Kirchberg. Figurent aussi des boîtes de comm’, deux Cactus, un Auchan, une fiduciaire (FLUX, la sienne), 17 Fischer, des restaurants (Bacchus), des bistrots (Paname), les parkings, Post, des éditeurs (Groupe Saint-Paul, Lëtzebuerger Journal), les opérateurs téléphoniques. À noter, la main tendue par Auchan pour monter un fonds de compensation qui permettrait à ses clients d’accumuler des crédits à dépenser en Ville a été repoussée par l’UCVL.
Fernand Ernster identifie le problème de la divergence d’intérêts en milieu urbain par rapport à un centre commercial. Celui qui a installé ses livres (et un salon de consommation) à la Belle Etoile, au City Concorde et tout récemment à la Cloche d’or (pour ne pas laisser la place à un concurrent étranger) sait combien l’unité de la coordination des lieux ajoute à la cohérence du service : un gestionnaire pour les intérêts de tous les commerçants. Nicolas Henckes, directeur de la CLC (qui parle de « darwinisme » pour caractériser les commerces qui survivent à l’adversité) relève que la plupart des défis rencontrés au Grand-Duché se retrouvent à l’étranger. Il note toutefois que la particularité du pays, « c’est l’incapacité des pouvoirs publics à accompagner le mouvement ». En tout cas, dans le passé, corrige-t-il. L’écoute accordée par Francine Closener (LSAP), alors qu’elle secondait Etienne Schneider au ministère de l’Économie, est soulignée. Elle a permis la signature en avril 2016, avec la Chambre de commerce, d’un outil qui pourrait révolutionner la politique commerciale locale et nationale : le cadastre du commerce. Aujourd’hui, s’intéresser au secteur, c’est se rendre compte que ses acteurs avancent à tâtons. Il n’existe que très peu d’études et de chiffres à même d’aiguiller les parties prenantes, qu’ils soient commerçants ou politiques. Il y a trente ans, on ouvrait une boutique avec « 90 pour cent d’instinct et dix pour cent de calcul », analyse Claude Bizjak, directeur adjoint de la CLC. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse.
L’étoile noire contre l’immobilisme Le cadastre de commerce développé ces deux dernières années recense tous les points d’intérêt, tout ce qui a une influence sur l’attractivité. L’agence allemande Cima collecte les données tous les six mois sur le terrain : l’occupation, le nombre de mètres carrés, la forme opérationnelle (en franchise, exploité par le propriétaire, etc.), le cadre (zone urbaine, centre commercial,
retail park). La société GFK analyse ensuite le marché : le pouvoir d’achat selon l’emplacement, la démographie, etc. Ces informations, collectées année après année, sont rassemblées dans une base exploitable grâce à une pluralité d’outils. Via des filtres sur la forme opérationnelle, on constate par exemple que les zones occupées par des franchisés sont plus pérennes que celles principalement peuplées par des indépendants. Les évolutions apparaissent par simple glissement de souris. Ces données peuvent être utilisées dans la définition du Plan d’aménagement général (PAG). L’outil est extrêmement puissant. L’on se demande pourquoi il n’a pas été mis en place avant (et son coût est inférieur à 180 000 euros annuels, enveloppe allouée au Pakt Pro Commerce). D’aucuns perçoivent toutefois une frilosité des responsables politiques face à la nécessité de rendre des comptes. D’autant que le taux de vacance des surfaces commerciales Ville-Haute calculé via le cadastre serait (« légèrement ») supérieur à celui communiqué par la Ville et l’UCVL.
Pour l’instant, la CLC qui développe l’outil avec les moyens de la Chambre de commerce, travaille avec cinq communes pilotes pour tester la base. L’UCVL et la Ville se disent intéressées, mais manifestent une certaine prudence. « On approuve ce développement dans une grande majorité, mais il faut voir de quelle façon on pourra l’utiliser avec tous les acteurs », réagit Guill Kaempff. La Ville développe ses outils. Sera présentée en mars l’étude sur le commerce réalisée par l’institut Quest. Elle porte un volet quantitatif avec un sondage d’habitudes de consommation conçu auprès de mille personnes Ville-Haute (le même nombre quartier Gare) et un volet qualitatif basé sur des entretiens prolongés avec des consommateurs. L’administration communale a parallèlement recruté des étudiants aux étés 2018 et 2019 pour collecter en ville les données nécessaires à la réalisation d’un « cadastre-maison », au prétexte qu’elle ne voulait pas attendre… ou peut-être pour ne pas dépendre du ministère de l’Économie, propriétaire du cadastre élaboré par la CLC.
Serge Wilmes tire des enseignements positifs des premières données collectées. Il annonce une augmentation de six pour cent du nombre de commerce sur un an. (Sept pour cent quartier gare.) Le taux de vacance tournerait autour de cinq pour cent. Depuis son bureau qui donne sur la place Guillaume II, il désigne le pourtour du palais grand-ducal. « Deux magasins ont fermé, mais dans le même temps, six ou sept ont ouvert », souligne-t-il. Le plus symbolique est Bazaar. Pour ce qui est de la surface commerciale qui sera laissée par la spin-off Lassner spécialisée dans le jouet rue de la Reine, Serge Wilmes croit savoir qu’il y a « beaucoup d’intéressés ».
Retail is not dead C’est un « moment de transition », assure Guill Kaempff. Le commerce Ville-Haute jouira de projets porteurs. Selon Vincent Bechet, une adaptation des loyers et des surfaces de vente (à la baisse par unité de commerce) opérera via une complicité (nécessaire) sur les modèles d’affaires entre le propriétaire et le détaillant. La chronique hubradar publiée sur Paperjam et alimentée par Emmanuel Vivier, « expert en transformation digitale », traite cette semaine de l’événement phare du commerce de détail aux États-Unis, le NRF (National Retail Federation) Big show à New York. Trois concepts, résume-t-il, doivent sous-tendre au développement du lieu : l’expérience, l’inclusivité et la fidélisation du client. Celui ou celle qui entre dans un commerce doit vivre un moment mémorable, parce qu’il aura suscité une émotion particulière. À travers l’enseigne, il s’intègre dans une communauté, qu’elle soit de valeurs, liée à une passion ou un produit. Le service est lui irréprochable et vise à valoriser le client dans le groupe. La Raffle (sorte de loterie pour une édition limitée) narrée par le média Reporter et organisée fin décembre par le skateshop Olliewood joue de ces ressorts « expérienciels et émotionnels » avec « des clients qui font la queue toute la nuit ». Le commerce porte une fonction de socialisation qui assurera certainement sa survie dans la capitale. Voilà le point sur lequel s’entendent ses protagonistes, gage que l’armistice est possible.