L.O.V.E. M.E.A.T. L’amour que porte Guy Kirsch à la viande est gravé, lettre par lettre, sur chacune de ses phalanges. On l’avait constaté sur les supports publicitaires réalisés en 2017 lors du relooking de la société. On réalise quand on rencontre le bestiau cette semaine à Grass, sur la frontière belge, où sa boucherie a récemment érigé son vaisseau amiral. Sourcils froncés, regard sévère, barbe fournie, larges épaules, gros biscotos et tatouages à gogo : le boucher arbore les symboles d’une virilité presque animale. Couteaux, têtes de bœuf et de mort, effigies gothiques ou encore… un hibou (un Grand-Duc ?), rapace carnivore qui chasse la nuit. Guy Kirsch a écrit à l’encre, sur son corps, ce qui trotte dans sa tête. Avec en point central, à la carotide, des lames croisées et l’indication « Butcher ».
Le goût du sang, il l’a, dit-il, depuis l’âge de cinq ans (il en a 41 aujourd’hui). Le boucher l’explique par une enfance passée à la campagne mosellane, à Stadtbredimus, au contact des cultivateurs et des éleveurs, des journées passées auprès du bétail. La semaine pour les soigner. Le week-end pour les abattre. La profession du père, typographe, ne l’y prédestinait pas. Mais le spectacle de la mise à mort le fascine. On retrouve dans son discours ces paradoxes visibles chez les chasseurs ou les amateurs de corrida : un amour des bêtes et l’envie, plus funeste, de sceller leur destin. « J’ai su très jeune que je voulais faire ça. Les gens se posaient des questions. Ils croyaient même que j’étais un peu… ». Aujourd’hui, il rassure. Le bien-être de l’animal doit être respecté tout au long de sa vie, y compris à la toute fin. « Les antispécistes battent campagne contre la consommation de viande. Mais si je vois des vidéos d’abattage dans des conditions horribles, moi aussi ça me dégoûte », assure Guy Kirsch, conscient que les contenus diffusés sur la toile (par les associations de type Ariwa en Allemagne ou L214 en France) montrant des animaux tués dans des conditions indignes jettent le trouble sur sa profession.
Stop eating shit « Il faut arrêter de manger de la viande de merde à 2 euros 99 le kilo tous les jours comme en Allemagne. Ce n’est ni bon pour le bétail, ni bon pour l’éleveur. C’est un crime envers les bêtes et les ouvriers qui travaillent là dedans », clame le boucher. Il s’inquiète des conditions d’élevage au moins-disant et insiste sur la pédagogie. Au Luxembourg, les circuits sont courts. Pas uniquement pour la communauté d’affaires. Ils le sont aussi pour l’élevage. Guy Kirsch désigne la ferme à cinquante mètres en contrebas. « Tous les burgers que vous mangerez ici, la viande vient de l’autre côté de la route. Quand je vais voir les bêtes avec Monsieur Bourg (l’exploitant en question, ndlr.), elles ne sont pas stressées. Pour le transport et l’abattage, elles ne le sont pas davantage », renchérit-il. Il insiste en sus sur les contrôles vétérinaires réguliers. Et bien sûr, le soin qu’il accorde aux bêtes qu’il achète. Elles ont entre trois ans et demi et six ans, des blondes d’Aquitaine. « Un culto (cultivateur, ndlr) qui garde une bête cinq ans, il peut tout foutre en l’air avec le transport et l’abattage (mal réalisés, ndlr). J’aime quand les bêtes sont respectées jusqu’à la fin. » Comme dans la corrida, l’estocade intervient via « le matador », marque générique du pistolet d’abattage (anesthésie via un projectile captif propulsé dans le cerveau de l’animal), avant la saignée. Aujourd’hui les deux abattoirs agréés se trouvent à Ettelbruck et à Wecker (Grevenmacher). Et Guy Kirsch de dire que ça lui fait « mal au cœur de ne pas tuer toutes les bêtes lui-même », car il voudrait être sûr que ce soit bien fait. Est-ce le paroxysme du respect animal ?
Une connaissance de l’intéressé relativise la rudesse de l’homme et convoque l’artiste Renaud dans sa chanson Manu. « Tes tatouages et ta lame de couteau, c’est surtout un blindage pour ton cœur d’artichaut ». « The Butcher » aurait revêtu une armure à propos. Sur des publications de mywort.lu parues en avril 2010, il apparaît trophée en main à l’issue d’un concours international de charcuterie artisanale. L’entreprise qu’il dirige depuis cinq ans a raflé quatorze prix. Sur la photo, pas de barbe ni de tatouage. Tout juste un bouc entourant un sourire sympathique. Bien loin de l’image de boucher sanguinaire.
New Dimension Aujourd’hui, Guy Kirsch caresse un certain succès entrepreneurial. Son nouveau restaurant, baptisé Bestial et ouvert derrière l’Ikea de Sterpenich, mais à Grass, donc au Luxembourg (l’arrière du magasin suédois marque la frontière avec le Grand-Duché), fait un carton. « Nous sommes complets midi et soir depuis l’ouverture en octobre », se réjouit le boucher-restaurateur. Le groupe Boucherie Kirsch exploite également le restaurant Aal Schoul à Hobscheid, village de résidence du couple et de son fils.
L’entreprise a changé de dimension au cours des deux dernières années. Les comptes 2018 publiés au Registre de commerce révèlent que l’actif a quintuplé sur cette seule année. Selon la direction, la boucherie emploie 160 personnes aujourd’hui. Elle a suivi une dynamique d’investissement résolue. « On s’est posé la question de savoir si l’on agrandissait ou si l’on réduisait » voilà trois ans, développe Guy Kirsch. Devant l’irrémédiable départ à la retraite des bouchers du Grand-Duché (il n’en resterait qu’une quarantaine aujourd’hui) et la volonté des communes de garder ce type de commerce, Guy Kirsch s’est lancé. Jusque-là, ses choix ont payé. Après des études et un apprentissage (notamment chez Kaiffer, Grand-rue, « le Namur de la boucherie ») pour devenir maître-boucher, dès l’âge minimal requis de 21 ans atteint, Guy Kirsch a grimpé au capital de la petite boucherie d’Eischen. En 2005, à 27 ans, il finit d’en acheter les parts. Les acquisitions s’enchaînent, Mamer, puis le partenariat avec Pall Center, le groupe de Christiane Wickler, autre entrepreneur à succès, accélère la dynamique. Boucherie Kirsch compte aujourd’hui deux restaurants et sept, bientôt huit, boucheries. Les activités de traiteur et de conception (désossage, salaison, charcuterie) ont été regroupées dans un atelier flambant neuf à côté du restaurant de Grass. Une boutique de gros y est exploitée. L’entreprise travaille également en livraison avec sa flotte de camions, mais aussi via Luxcaddy.
Produit du terroir Une taille supérieure permet-elle des rendements d’échelle ? L’entrepreneur de la boucherie balaie d’un revers de main. « Ce n’est pas comme des chaussures que tu achètes puis revends. Nous on travaille un produit luxembourgeois de qualité et il faut en payer le prix », notamment auprès de l’éleveur. Guy Kirsch fait valoir qu’il achète l’intégralité de ses bêtes sur le marché national, à l’exception des veaux. « On veut que le culto fasse un bon travail. Il travaille pour nous à un produit terroir, local, made in Luxembourg. »
L’entreprise vogue dorénavant pour atteindre sa vitesse de croisière. L’entrepreneur de la boucherie ne s’amuse pas pour autant. Il constate que végans et végétariens grignotent des parts de marché. Les consommateurs de viande demeurent nombreux sur le marché local. Le boucher doit se positionner sur des modes de consommation. Le « dry aged » est une appellation récente pour désigner une pratique plus ancienne que la boucherie Kirsch a toujours mise en œuvre, signale son patron, avec notamment du bœuf maturé autour de six semaines par défaut. Face à la demande locale pour des pièces nobles, Guy Kirsch joue, là encore, la carte de la pédagogie. « J’explique aux gens qu’il faut tout manger. Maintenant les cuisiniers font mijoter. Le paleron ou le chapeau, vous savez, c’est extra. D’ailleurs, les restaurateurs en ont marre de cuisiner du filet pur », croit-il savoir. L’argumentation tient à un raisonnement de poids. L’entreprise a pris le parti d’acheter les bêtes entières pour les préparer. Si les consommateurs de filet et de côte remboursent une partie de l’investissement, les « basses pièces » continuent de jouer un rôle, notamment dans une logique de consommation durable. L’entrepreneur regrette simplement de ne trouver aucun substitut aux emballages plastique pour les viandes en « DLC » (date limite de consommation). « On doit respecter les normes d’hygiène », s’en excuse-t-il avant d’expliquer avoir participé à deux salons spécialisés avec son épouse. « On est condamnés au plastique pour les dix-quinze prochaines années ». En attendant, les matériaux recyclables, comme les barquettes noires visibles sur l’étal, sont utilisées quand c’est possible.
Et Guy Kirsch ne s’arrête pas à la viande. Il vend dans sa boutique d’autres produits locaux. Outre les moutardes de la Moutarderie nationale, sont proposés des alcools de chez Adam à Kehlen, de la bière Simon de Wiltz ou du café torréfié à Echternach, au goût du patron, pointilleux en la matière et en d’autres choses encore. Au cours de notre passage, les consignes fusent. Parfaire le nettoyage d’une vitre par-ci. Remplir les caisses de vin exposées par là. Il filera ensuite. Au volant de son gros break allemand, Guy Kirsch enchaîne les visites dans ses boutiques. Rammstein et AC/DC s’interrompent quand un collaborateur appelle. « Je dois rester joignable pour les clients et le personnel. Si je veux qu’ils fassent comme je l’entends, alors je dois être là. » En ce mois de décembre, les enjeux commerciaux sont importants. Cinq classeurs de commandes se remplissent derrière la caisse. Les viandards soignent leur panse à Noël.