Signore immutabile Mercredi 11 décembre à Luxexpo. Giovanni Ferrero s’adresse aux collaborateurs locaux du confiseur italien dont le siège international, c’est peu connu, est établi au Findel. Le patron de Ferrero prend tous les ans la parole à la fête de Noël de l’entreprise. Cette année l’événement a une saveur particulière. Les 1 200 salariés du groupe au Luxembourg se sont installés quelques jours plus tôt dans leur nouveau quartier général, la « casa Ferrero ». Giovanni grimpe sur scène sous les applaudissements. Raie au milieu, petit bouc délicatement taillé, fines montures de lunettes, costume et cravate de couleur sombre sur chemise claire, l’héritier de l’empire de la noisette et du chocolat ne déroge pas à l’image sobre qu’il revêt dans les coupures de presse italienne.
De l’autre côté des Alpes, la famille originaire d’Alba, dans le Piémont, est starifiée. Il faut dire que la tragédie s’est régulièrement invitée dans la success story. Michele, le fils du fondateur (Pietro) et réel bâtisseur de la multinationale Ferrero que l’on connaît aujourd’hui, a enterré son fils ainé (Pietro Jr, victime d’une crise cardiaque) en 2011, quinze ans après lui avoir confié la direction de l’entreprise, à lui et à son frère Giovanni. Puis cela a été au tour du cadet de la fratrie de saluer une dernière fois le patriarche, en 2015 dans la capitale de la truffe blanche et du Nutella. Raie au milieu, bouc méticuleusement taillé, costume et cravate sombre sur chemise claire, Giovanni applaudit au passage du corbillard qui porte la dépouille du paternel. À ses côtés son épouse Paola, fonctionnaire européen à Bruxelles. Le Premier ministre italien Matteo Renzi est là aussi, ainsi que Romano Prodi, ancien président de la Commission. Et toute une foule.
World vs terroir Ferrero a une emprise internationale. Ses produits sont distribués dans 170 pays sur tous les continents. La confiserie a ouvert 25 usines de production dans le monde. L’une d’entre elles, Ferrero Ardennes, opère depuis 1989 à Arlon. Y travaillent entre 450 et 750 personnes en fonction des saisons. On y produit des Kinder Surprise, des Schoko-bons et des Raffaello. Mais la multinationale demeure, contre-intuitivement à l’heure de la financiarisation à outrance, indissociable de la famille fondatrice, seule actionnaire, ainsi que de son terroir italien. Ses origines remontent à la création en 1923 par Pietro et Piera d’une pâtisserie en la petite bourgade de Dogliani, dans la province d’Alba, quelque part entre Turin et la Méditerranée. Après quelques pérégrinations et notamment une tentative de commerce de biscuits auprès des troupes de Mussolini stationnées en Somalie, Pietro et son épouse se réinstallent sur les vallons d’Alba durant la seconde Guerre mondiale. Faute de noisettes (qui poussent dans la région) et de cacao en suffisance pour produire la gianduia, une spécialité locale notamment utilisée pour fourrer les gâteaux, Pietro ajoute à la recette, sur les conseils de son frère
Giovanni, des mélasses, du beurre de coco et de l’huile de noisette et crée le Giandujot. Ce pastone (rigide) enveloppé dans du papier, remporte un petit succès localement. Giovanni, qui hérite de l’entreprise après le décès de son frère (en 1949, d’une crise cardiaque), industrialise et vend le produit, rendu plus liquide, en pot. Supercrema est née. Mais Giovanni décède en 1957, à 52 ans, d’une crise cardiaque. L’entreprise revient à son fils Michele, alors 33 ans.
C’est véritablement Michele qui fera de Ferrero une multinationale à force d’innovations de produits. Mon Chéri est créé en 1953 en Allemagne (à Allendorf) Les gaufrettes Hanuta suivent sur le même marché en 1959. Le Nutella ne naît qu’après, en 1964. La marque Kinder est pensée en 1968 pour les enfants du baby-boom. Tic Tac se développe à partir de l’année suivante aux États-Unis. Vient ensuite Kinder Surprise en 1974. L’année précédente, Ferrero avait établi sa holding internationale au Grand-Duché. Le groupe employait alors 6 500 personnes dans le monde. Ici, une poignée seulement. Associée à un véhicule néerlandais, la structure luxembourgeoise servait dans un montage fiscal. Les avoirs de la famille sous l’ère Michele étaient gérés depuis Monaco, où le patriarche résidait. Il aimait néanmoins venir, nous raconte-t-on, quand l’entreprise s’est densifiée localement, au tournant des années 2000. Il débarquait en hélicoptère. Disait bonjour aux juniors. « Je l’ai rencontré plusieurs fois. Il causait sans filtre. Il se déplaçait dans les supermarchés de la Grande Région voir comment ses produits étaient placés et accueillis », détaille un cadre. Pour les employés, c’était un peu le Steve Jobs du chocolat.
L’homme qui vaut 23 milliards Son fils Giovanni, 55 ans, en impose également. Il a repris seul la société en 2011. Son poids financier y est pour quelque chose. Selon Forbes, il est la 39e fortune du monde. Son patrimoine s’élève à 23 milliards de dollars. Son discours à Luxexpo le 11 décembre fait forte impression parmi les employés. Une personne présente relève un fort charisme et une ambition contagieuse. Un autre collaborateur explique que l’admiration tient aussi à l’humilité du personnage. Il fait son jogging dans les bois de Niederanven à proximité du travail. On nous dit qu’il voyage en éco, qu’il refuse les suites dans les hôtels lors des voyages d’affaires. Ce serait un trait culturel de la région piémontaise, nous confie un interlocuteur italien employé du groupe. La maison de Giovanni au centre-ville ne paie pas de mine vue de l’extérieur. Selon plusieurs sources, il y a officiellement élu domicile. Ses adresses de résidence en Belgique, où il a grandi avec son frère (tous deux scolarisés à l’école européenne) et où sa femme et ses enfants vivent (en proche périphérie), disparaissent des statuts de ses sociétés sur place. Un family office a été monté au Luxembourg.
Le Grand-Duché est devenu le point d’ancrage de la stratégie de Ferrero. Les plus hautes fonctions y sont rassemblées. Sur Glassdoor, un forum internet où les employés s’expriment sur leurs employeurs, se dégage une certaine fierté d’appartenir à la firme. Le sentiment d’appartenance s’affirme depuis que tout le monde est réuni sous un même toit. Un commentaire, « c’est bien, surtout si on est italien », rappelle toutefois que les plus gros postes sont réservés aux transalpins. Ferrero s’implante. Ferrero s’intègre socialement. Un partenariat avec l’Université du Luxembourg noué en 2017 garantit des bourses à une poignée d’étudiants de masters. Tous les ans, ils posent avec un diplôme dans une main et un pot de Nutella dans l’autre. Les employés bénéficient aussi de tarifs préférentiels auprès de Luxair. Une quinzaine de destinations leurs sont offertes pour un prix plafond de 150 euros, selon un interlocuteur. « Tous les vendredis, tout le monde se barre à Rome ou Milan », nous rapporte-t-il. La compagnie aérienne indique qu’elle opère trois lignes régulières (les deux indiquées et Venise) vers la botte. Elle ne commente pas « les conditions commerciales ». Mais Luxair, elle, répond aux sollicitations. Contacté à plusieurs reprises, le groupe Ferrero repousse poliment. « Les dirigeants ne sont pas là. » « Oui, rencontrons-nous en janvier pour discuter de ce dont on pourrait discuter. » Telles sont les réponses obtenues après deux semaines d’insistance. Ferrero communique quand elle maîtrise la communication.
Le Global RepTrak 100 2019 mesurant la réputation des firmes globales place Ferrero au 19e rang. C’est tout à fait respectable, même gratifiant. Mais le groupe occupait le sommet du classement en 2009. Il y a tout juste dix ans, Ferrero passait pour le confiseur préféré des familles. Les polémiques environnementales, de droit humain et nutritionnelles ont affecté la marque. Le recours massif à l’huile de palme dans la conception des confiseries et les ravages d’une telle culture sur les forêts malaisiennes et indonésiennes ont poussé Ferrero à montrer patte blanche. L’entreprise publie maintenant régulièrement une liste de ses sous-traitants. Dans celle publiée le 9 décembre apparaît encore Socfin, multinationale collectant les mauvais points en matière d’exploitation des ressources et poursuivant (selon Reporter.lu) jusqu’au Luxembourg ses détracteurs issus du milieu associatif.
L’association Mighty Earth accuse Ferrero d’acheter du cacao cultivé dans des zones protégées de Côte d’Ivoire, où les forêts naturelles sont décimées pour récolter la cabosse. Ferrero rétorque qu’elle travaille à l’amélioration de la traçabilité, usant notamment des organismes de type Fairtrade pour assurer la durabilité et la responsabilité sociale des fournisseurs. En réalité, comme l’a montré le documentaire La face cachée du cacao réalisé pour la chaîne publique française Public Sénat, l’anarchie régnant en ces endroits d’Afrique occidentale laisse libre cours à l’exploitation des enfants. Des gosses de huit ans sont vendus pour 200 dollars à des exploitants de cacao pour vider les coques avec une machette ou répandre les herbicides sans protection aucune. Deux millions d’enfants sont victimes de cette traite. Souvent aucun salaire n’est versé durant les premières années, font savoir les ONG. Et la bonne volonté des Fairtrade and co, via lesquels Ferrero assure vouloir passer pour ses achats de cacao, ne compense pas les manques de moyens de telles organisations. De même les quelques écoles et programmes financés par Ferrero (la firme produit un catalogue annuel de CSR qui ne convainc pas toujours les associations) n’endiguent évidemment pas non plus ces pratiques d’un autre temps.
Condamné à grossir Puis vient la question nutritionnelle. Confiserie rime avec sucre et acides gras saturés, et donc aussi avec risques d’obésité et de maladie cardio-vasculaires. Sur le marqueur nutri-score réalisé par des chercheurs (de l’Anses et Oxford), le Nutella recueille la moins bonne note : E (le ketchup Heinz D, une côte de porc grillée C). Le débat sur l’établissement d’une grille de norme européenne en la matière est porté au niveau européen, indique Paulette Lenert (LSAP), la ministre chargée de la Protection des consommateurs dans une réponse parlementaire cette semaine. On ne doute pas que les lobbys mettront tout en œuvre pour limiter l’incidence d’une telle mesure sur leurs produits. Une maman continuera-t-elle d’offrir aussi facilement à ses enfants au petit-déjeuner une pâte à tartiner dotée de la plus mauvaise note alimentaire ? En France l’impôt envisagé entre 2013 et 2016 pour limiter les importations d’huile de palme, baptisé « taxe Nutella », n’a jamais vu le jour du fait de l’action des groupes de pression (asiatiques principalement). À Bruxelles, Ferrero a une équipe dédiée au suivi des activités de l’UE (compte Ferrero EU Affairs sur Twitter). Francesco Paolo Fulci, l’un des plus éminents diplomates italiens de ces dernières décennies (notamment président de l’Ecosoc des Nations unies), figure parmi les représentants de la société.
L’actionnaire Ferrero est assis sur une montagne d’argent. L’entreprise génère annuellement 10,7 milliards d’euros (elle emploie 31 748 personnes). Son endettement est dérisoire, tout comme le sont les coûts de financement. Giovanni veut doubler le chiffre d’affaires tous les dix ans. Il ne s’estime pas le génie créateur de son père pour lancer de nouveaux produits et mise sur la croissance externe pour atteindre son objectif. Celui-ci consiste en somme à figurer parmi les deux ou trois gagnants d’une consolidation générale du marché. Giovanni, qui n’est plus CEO mais executive chairman depuis 2017, procède par acquisitions. Ce que son père a toujours refusé de faire. On relève parmi d’autres acquisitions qu’en mars 2018, il met la main sur Nestlé USA’s chocolate confectionary business avec ses « marques iconiques » (Crunch, Butterfinger, Raisinets ou Wonka) pour deux milliards d’euros payés… en cash. La croissance et l’hégémonie passent évidemment par le marché américain, où Ferrero n’a jamais vraiment percé comme la direction l’entendait.
Devenir gros, énorme, pour survivre, telle est la lubie de l’entrepreneur italien, réputé terre-à-terre. Ou d’autres considérations, plus égotiques, motivent-elles son action ? Quelle que soit la réponse à l’interrogation, la fuite en avant génère, toutes choses égales par ailleurs des externalités négatives telles que la surconsommation en ressources (en Asie, en Afrique) et les troubles sur la santé publique (dans les pays de consommation, dits occidentaux). Et au milieu, il y a le Grand-Duché. Les ministères centres de profit que sont l’Économie, les Finances ou celui d’État, s’enorgueillissent de la présence d’un tel siège international. Les cost centres de la Coopération et de la Protection des consommateurs, à la charge de la rookie Paulette Lenert, jonglent avec les questionnements humains et environnementaux.