Il aura fallu quatre kilos de feuille d’or pour recouvrir toute la façade de la tour marquant l’entrée sur le campus de la nouvelle Fondazione Prada à Milan. « L’or est un matériau très peu cher pour une façade, rigolait l’architecte Rem Koolhaas dans un entretien au Guardian. En tout cas en comparaison au marbre ou même à la peinture. » À 70 ans, l’architecte néerlandais, fondateur du mythique bureau Oma, montre encore une fois ici ce dont il est capable. D’imaginer, par exemple, une architecture rigoureuse, minimaliste et inventive, respectueuse de l’existant tout en innovant, pour une fondation privée – contrastant évidemment avec le clinquant de son collègue Frank Gehry pour la Fondation Vuitton à Paris (voir ci-dessus).
Il y a donc une tour dorée, dont le but premier est d’être un signe de reconnaissance fort, mais qui réverbère aussi une lumière chaude sur les autres bâtiments, tous tenus dans des tons naturels discrets. La nouvelle Fondazione Prada, inaugurée le 9 mai dernier, en même temps que l’Expo 15, s’étend avec sept bâtiments anciens et trois nouveaux faisant en tout 19 000 mètres carrés sur le site d’une ancienne distillerie construite en 1910 dans le quartier de Largo Isarco, au Sud de la ville. Le passé industriel de ce quartier se lit encore à la typologie des bâtiments, c’est la croix et la bannière pour y aller, mais on sent déjà la gentrification arriver : « Working for smart working » promet un promoteur dont les panneaux annoncent la construction de ces énormes blocs habitations plus bureaux en verre qui poussent à l’identique dans tous les quartiers réaffectés d’Europe. À l’entrée, derrière la grille, au moins quatre agents d’accueil souriants pour saluer le visiteur – pas de pancartes, pas de gros logo, rien de trop voyant pour annoncer qu’on arrive dans une nouvelle institution d’art contemporain.
Rem Koolhaas travaille depuis une quinzaine d’années avec Miuccia Prada et son mari Patrizio Bertelli, le managing director de la marque de vêtements de luxe. L’architecte a aménagé un certain nombre de magasins pour eux et avait ici toute liberté pour inventer un lieu qui corresponde à leurs ambitions : de la discrétion et de l’élégance avant toute chose pour accueillir une collection d’œuvres autour du minimalisme américain et européen, de l’arte povera et des conceptuels, et qui s’étend jusqu’à aujourd’hui. Les maîtres d’ouvrage ne voulaient pas de référence à la mode, pas de vantardise.
Une fois le portail franchi et les dix euros de prix d’entrée payés, le visiteur est libre de déambuler à son aise entre les différents bâtiments, ayant chacun son caractère propre, représentant comme un relevé des lieux d’exposition contemporains – tout sauf le white cube aseptisé. Ainsi, le pavillon central en verre accueille Serial Classics, une exposition sur la tradition et les techniques de copie dans l’art romain et grec, où les sculptures sont présentées avec un système de classification quasi industriel, contrastant avec leur élégance. Dans le Deposito, une longue enfilade de salles à l’ambiance industrielle, An introduction montre une sélection d’œuvres, parfois monumentales, de la collection des Prada – la sélection a été faite en dialogue entre Miuccia Prada et Germano Celant, qui est depuis vingt ans le directeur de la fondation et fut commissaire de nombreuses de ses expositions. Cette présentation s’achève dans un hangar où sont exposées des voitures d’artistes, assez rigolotes. Au cinéma, Roman Polanski a eu carte blanche pour programmer les films qui l’ont inspiré. Dans l’espace appelé Maison hantée, Robert Gober a pu réaliser une installation permanente in situ qui dialogue avec des œuvres de Louise Bourgeois, alors que dans une des caves est installée la fausse grotte en carton de Thomas Demand.
In part traite du corps déconstruit, comme une synecdoque, avec Lucio Fontana, John Baldessari. Maurizio Cattelan ou Michelangelo Pistoletto. Dans un espace aux airs bruts, industriels, les œuvres sont sagement accrochées à des cimaises du même matériau et valorisées par une ambiance chaude provenant des nombreuses fenêtres qui bordent la grande salle. L’espace le plus impressionnant est la Cisterna, l’ancienne citerne de la distillerie, où seules trois œuvres, d’Eva Hesse, de Damien Hirst et de Pino Pascali sont sacralisées dans trois espaces que Rem Koolhaas le puriste a transformés en un lieu de contemplation minimaliste, où tout est équilibre et luminosité. Que Wes Anderson ait transformé le bar en brasserie milanaise typique des années 1950 n’est finalement pas plus qu’une coulisse pour selfies.
Tout n’était pas achevé pour l’ouverture début mai : la bibliothèque n’est pas encore installée, et une tour haute de dix étages, qui abritera entre autres les archives et des salles d’exposition, et dont chaque étage aura un mètre de plus en hauteur que le précédent, ne sera inaugurée que l’année prochaine. Mais après avoir quitté le lieu avec sa générosité (Miuccia Prada fut membre du PCI, parti communiste, et son engagement social est réputé sérieux), ses chaises à l’ombre des vieux arbres el les architectures variées et réfléchies, on se dit que si l’avenir du musée devait être privé, autant qu’il soit ainsi.