d’Land : L’usine Cimalux à Rumelange est de loin le plus grand émetteur industriel au Luxembourg : trois à quatre fois plus d’émissions de CO2 que les usines d’Arcelor-Mittal à Belval ou à Differdange.
Christian Rech : Notre processus de production est fortement émetteur de CO2. Pour produire une tonne de clinker [la base du ciment qui forme la base du béton], Cimalux émet 780 kilos de CO2. Mais il faut comprendre ce processus. Il commence dans notre carrière, qui se trouve à cheval entre la France et le Luxembourg, entre Ottange et Rumelange, où nous exploitons du calcaire et des marnes, les matières premières permettant la production de clinker, principal constituant du ciment. Nous broyons ces pierres calcaires, puis nous les cuisons dans notre four rotatif à Rumelange : Il s’agit d’un grand tube de cinq mètres de diamètre et de quatre-vingt-dix mètres de long qui est chauffé à 1 450°C. Cela provoque un processus de « clinkérisation », durant lequel le CO2 s’échappe de la pierre calcaire avant que celle-ci ne se transforme, avec d’autres minéraux, en clinker. Le carbonate de calcium (CaCO3) constituant la pierre calcaire est décarbonaté pour devenir de l’oxyde de calcium (CaO). La différence entre le CaCO3 et le CaO, c’est justement le CO2. Soixante pour cent des émissions de l’industrie cimentière proviennent de ce processus, donc directement de la pierre. Ces émissions sont consubstantielles au processus de production. Pour le reste, le CO2 émis provient à dix pour cent de notre mix électrique et à trente pour cent des combustibles que nous utilisons pour chauffer le four.
En 2019, Cimalux s’est vu allouer des certificats d’émission gratuits à hauteur de 520 000 tonnes de CO2 par la Commission européenne. Or, vous avez finalement émis 630 000 tonnes durant l’année passée. Cimalux a donc dû acheter 110 000 tonnes de CO2 supplémentaires sur le marché en 2019. Alors que la tonne ne coûtait qu’une quinzaine d’euros, cela vous aura finalement assez peu pesé…
Oui, mais quinze euros, cela ne va malheureusement plus suffire à l’avenir. Il n’y a pas de limite légale de CO2, mais nous devons acheter des droits d’émission. Les prix flambent actuellement. Dans notre plan actuel, nous prévoyons 53 euros la tonne. Et nous devrons acheter une proportion de plus en plus grande de quotas sur le marché. Car les allocations gratuites baissent d’année en année. Or, nous ne devenons pas forcément meilleurs d’année en année. Nos réserves de certificats – que nous avions achetées à des prix plus faibles – ne suffiront d’ailleurs pas à couvrir les émissions qui nous sont réclamées cette année.
Dans les secteurs du béton et de la construction, on anticipe un doublement des prix du ciment. Une telle hausse des prix vous semble-t-elle probable ?
Si nous ne faisons rien pour réduire nos émissions, nous payerons de plus en plus de certificats. Au plus tard en 2030, on n’aura plus droit à des allocations gratuites, et aux prix actuels cela signifierait que le prix du ciment doublera. Si nous faisons quelque chose pour réduire nos émissions, et c’est notre but principal pour les trente prochaines années, nous allons devoir investir massivement. Ce que nous débourserons en moins pour les certificats, nous le payerons en plus en capex [capital expenditure] et en opex [operational expenses] : plus d’électricité, plus de main d’œuvre, plus de frais d’entretien. En fin de compte, les coûts de production et donc le prix pour le client vont augmenter. Aujourd’hui, le prix augmente parce que nous devons acheter des droits d’émissions ; demain, il augmentera à cause des coûts pour éviter le CO2. Mais finalement ce ne sera pas une catastrophe. Car l’impact du prix du béton dans le gros-œuvre n’est pas bien grand. Un mètre cube de béton [2,5 tonnes], ne contient d’ailleurs en moyenne que 300 kilos de ciment.
Face au Tageblatt, vous donniez une estimation très basse du potentiel de réduction de CO2 pour la cimenterie de Rumelange : quinze pour cent, au maximum. Si je vous comprends bien, vous estimez que votre champ d’action est limité, puisque soixante pour cent des émissions sont liées à la « clinkérisation », c’est-à-dire incompressibles ?
Dans notre secteur, réduire les émissions de CO2 s’avère extrêmement difficile. Pour arriver à une température de 1 450° Celsius et produire quotidiennement 3 000 tonnes de clinker vous avez besoin d’un gros brûleur. Et notre combustible primaire, c’est le charbon. Nous avons remplacé une partie du charbon par des combustibles alternatifs. Il s’agit de pneus déchiquetés, de solvants en fin de vie provenant de l’industrie chimique ou cosmétique ainsi que de déchets de la filière du recyclage, par exemple des plastiques non-recyclables que nous pouvons valoriser thermiquement. Nous utilisons actuellement plus de cinquante pour cent de combustibles alternatifs. Notre but, c’est d’atteindre 80 pour cent. Au-delà, cela devient difficile pour des raisons techniques. C’est que nous ne sommes pas une usine d’incinération de déchets. Les combustibles alternatifs doivent avoir une certaine qualité, un certain pouvoir calorique. De plus, nous en avons besoin en grande quantité, et nous ne sommes pas les seuls intéressés. Une piste potentielle pourrait être le recours aux boues d’épuration [Klärschlamm]. Mais pour présenter un apport énergétique intéressant, ces boues devraient d’abord être séchées dans les stations d’épuration.
L’idée c’est de chauffer le four grâce aux matières fécales des Luxembourgeois ?
Pas directement tout de même ! Ces boues ont été traitées : elles sont issues d’un digesteur et décomposées par des bactéries. Avant, les agriculteurs les dispersaient comme engrais sur leurs champs, mais cela n’est plus permis aujourd’hui. Ces boues doivent donc être éliminées par d’autres moyens au Luxembourg ou à l’étranger. Elles constituent un combustible alternatif pour la cimenterie, à condition d’avoir été préalablement séchées. Il serait ainsi possible de valoriser l’ensemble des boues d’épuration du pays chez nous au Grand-Duché. Mais il faudrait d’abord adapter l’organisation des marchés publics. Actuellement, les syndicats intercommunaux qui gèrent les stations d’épuration paient des firmes spécialisées comme Veolia pour enlever les boues. Celles-ci font leurs affaires en payant des usines comme la nôtre pour racheter les boues, et empochent la différence au passage.
Un tel recours aux boues d’épuration vous permettrait de soigner votre bilan carbone, puisque le CO2 provenant de biomasses n’est pas comptabilisé.
C’est exact. Même si je dois dire que du CO2, c’est du CO2. Une fois dans l’atmosphère, peu importe qu’il provienne de la combustion de bois ou de plastique. Mais ce sont là les règles…
Il y a quelques années, vous aviez lancé un projet de « carbon capture ». L’idée, entend-on, aurait été de produire des engrais.
Oui, c’est vrai. Mais cette piste, nous avons dû l’abandonner relativement vite. Car l’engrais dont il s’agissait aurait relargué une grande partie du CO2 avant que les plantes aient eu le temps de l’absorber. En plus, sa valeur marchande aurait été extrêmement limitée…
De toute manière, le gouvernement affiche son opposition à ces pratiques. Dans son programme de coalition, il dit vouloir suivre « une politique de la renonciation de la promotion du carbon capture and storage ».
Il existe une forte opposition politique, et je peux en partie la comprendre. Si on misait tout sur le carbon capture, il n’y aurait plus aucune raison d’activer d’autres leviers. En plus, ces technologies ne sont pas encore matures, du moins pour l’industrie cimentière. Avec d’autres cimentiers, nous participons actuellement à un projet à échelle semi-industrielle en Allemagne. Nous nous rendons compte que ce n’est pas du tout évident. Nous sommes confrontés à des problèmes que nous n’avions pas du tout anticipés. Mais imaginons un instant que cette technologie soit mature… disons en 2040. Pour mettre en œuvre le carbon capture, nous aurons besoin de beaucoup d’énergie. Or, si celle-ci n’est pas renouvelable, ce n’est même pas la peine de commencer. Et puis que faire de ce CO2 capté ? Il y en aurait un peu trop pour tout livrer à Rosport... On peut envisager d’autres usages : des matières premières synthétiques, de l’e-carburant pour les avions. Mais, de nouveau, ces processus de transformation vont engloutir énormément d’énergie… Ou alors on stockera ce CO2, au fond de la Mer du Nord, par exemple…
Si je vous comprends bien, la capture de CO2 n’est plus à l’ordre du jour pour Cimalux. Mais qu’en est-il de votre outil de production ? On se rappelle la fermeture du site de Guardian à Dudelange, lorsque le cycle de vie de son four touchait à sa fin…
La durée de vie d’un four à verre est d’à peine vingt ans. Notre four à Rumelange date, quant à lui, de 1975. Il a évidemment été régulièrement modernisé, notamment pour satisfaire aux exigences légales en matière environnementale. Il devra être un jour renouvelé… endéans les vingt prochaines années, pour donner une estimation très prudente. Au plus tard à ce moment-là, la question du saut technologique vers le carbon capture va se reposer. Pour l’instant, ce n’est pas un sujet de discussion conflictuel avec les Verts, puisque cette technologie s’appliquera à long terme. Mais à un moment donné, il faudra qu’on en reparle.
L’urgence climatique, comme la vivez-vous en tant qu’ingénieur qui travaille dans l’industrie cimentière ?
Aux ingénieurs, elle pose des défis passionnants. En tant qu’industrie, nous ne remettons pas en question la légitimité des objectifs politiques : moins 55 pour cent jusqu’en 2030, la neutralité carbone jusqu’en 2050. C’est notre « Hausaufgab » d’y contribuer et ceci n’est pas sujet à discussion. Mais ce dont nous devons discuter c’est le chemin qui y mène. Notre carbon roadmap chez Cimalux passe par l’ensemble de la chaîne : de la carrière jusqu’au recyclage des bâtiments. Il faut inclure toute la chaîne de valeur : les fabricants de béton prêt à l’emploi et de produits en béton, les bureaux d’études, les architectes, les constructeurs, les promoteurs, les investisseurs, les maîtres d’œuvre privés et surtout publics…
Pour les inciter à construire autrement ? Avec moins de ciment, moins de béton ?
Nous devons optimiser la construction et n’utiliser qu’un minimum de clinker par mètre cube de béton. Actuellement, on fait de la sur-qualité. Parce qu’on veut être sûr que ça passe, mais également parce que le cadre normatif ne laisse que peu de marge. Les bureaux d’études devraient assumer leurs responsabilités, afin de définir la bonne qualité de béton au bon endroit. Il existe 27 sortes de ciments différents, toutes normées. Pour la majeure partie d’entre elles, et cela vaut également pour les sortes produites au Luxembourg, le clinker se voit en partie substitué par des composants bien moins émissifs en termes de CO2. Ces ciments confèrent au béton d’autres caractéristiques. Or, en contrepartie, ils durcissent moins vite. Couler des voiles avec un béton « pauvre en CO2 » signifie dans ce cas travailler plus lentement. Le temps de construction s’allonge, l’organisation du chantier doit être repensée. Mais désolé, que cela prenne six mois ou huit mois, finalement quelle importance pour un bâtiment qui sera exploité pendant trente ou cinquante ans ?
Trente ans ? Cela ne sonne pas très optimiste comme durée de vie !
Il faudrait effectivement amortir le CO2 dans le temps, en prévoyant des fonctions successives différentes durant le cycle de vie d’un même immeuble. Et puis il ne suffira pas de réduire la part de clinker par mètre cube de béton, il faudra également réduire le nombre de mètres cubes de béton. Donc repenser les volumes et les systèmes constructifs.
Le lobby des cimentiers européens agite le spectre de la concurrence internationale. En réponse à quoi, la Commission européenne a promis l’instauration d’un mécanisme d’« ajustement carbone » aux frontières. Cimalux exporte la majeure partie de sa production sur le marché européen. Ressentez-vous la pression des cimentiers des pays-tiers ?
C’est une réalité. Le clinker est importé par cargos entiers depuis la Turquie, l’Afrique du Nord ou la Thaïlande. Au Luxembourg, nous avons la chance d’être relativement éloignés des ports maritimes. Mais dès que nous nous approchons des côtes, nous nous retrouvons en concurrence avec des importateurs de clinker. En France, nous exportons surtout vers Paris et Lyon. Ces régions se situent en limite de notre rayon d’exportation. Si nous pouvons couvrir ces deux marchés, c’est entre-autre grâce au train. La valeur marchande du ciment et les contraintes logistiques et de sécurisation d’approvisionnement de nos clients rendent difficiles le transport au-delà de 300 kilomètres. Les coûts de transports renchérissent rapidement le prix final. Le ciment reste, après tout, une matière première à faible valeur ajoutée.
Le ciment et le climat
Le ciment nuit gravement au climat. L’usine Cimalux à Rumelange est le principal émetteur de CO2 de l’industrie luxembourgeoise. Et de loin : 630 000 tonnes en 2019, trois fois plus que le site d’Arcelor-Mittal à Belval ou à Differdange. Cimalux représente plus de quarante pour cent du total des émissions industrielles du Grand-Duché. Mais si le ciment écrase ainsi le classement national, c’est aussi parce que l’acier luxembourgeois a depuis longtemps pris le tournant du recyclage, fondant la ferraille que l’Europe a accumulé au long du XXe siècle. Opéré entre 1994 et 1998, le passage des hauts-fourneaux aux fours électriques a réduit les émissions de la sidérurgie luxembourgeoise… de 89,5 pour cent. Une telle révolution technologique n’est pas à l'ordre du jour de l’industrie du ciment.
Le cabinet de conseil McKinsey avertit ses clients potentiels : « As public scrutiny of CO2 emissions increases, the risk remains that cement players could be ‘shamed’ similar to oil and gas or mining companies in the past. » Au niveau mondial, on estime que les cimenteries sont responsables d’un quart de toutes les émissions industrielles de dioxyde de carbone. Les pierres calcaires, matière première du ciment, sont une ressource quasi-infinie. (Les carrières de Cimalux, situées à cheval entre les communes de Rumelange et d’Ottange, peuvent fournir de la pierre calcaire jusqu’en 2100, et probablement au-delà.) L’industrie cimentière, qui est dominée par une poignée de mastodontes, dit vouloir innover à petits pas, et fait miroiter le remède du « carbon capture », promettant d’un jour enfouir ou réutiliser les émissions de CO2. En attendant, la pression politique et financière sur les cimentiers se fait de plus en plus forte.
À condition de pouvoir le financer, l’industrie peut émettre autant de CO2 qu’elle veut. Le prix à payer est resté longtemps à des niveaux dérisoires. Des années durant, il stagnait autour de cinq euros la tonne, la Commission distribuant des droits de polluer à gogo. Après seize ans d’échec, le mécanisme des certificats d’émission commence enfin à timidement jouer son rôle. En anticipation du programme « Fit-for-55 », le prix de tonne de CO2 vient de franchir la barre des cinquante euros.
Les origines de la Cimalux se situent en 1912 et sont intimement liées l’Arbed, qui cherchait à valoriser les scories de ses hauts-fourneaux. Elle trouvait dans l’industrie du ciment un débouché naturel. C’est que les sous-produits de la sidérurgie peuvent être réutilisées en tant que composantes du « ciment métallurgique ». (Cimalux continue à racheter les stocks restants de laitier à travers l’ensemble du bassin sidérurgique.) Après avoir fermé ses hauts-fourneaux, l’Arbed s’est peu à peu retiré de la filière du ciment, coupant le cordon ombilical. Aujourd’hui, Cimalux appartient à Buzzi Unciem, une multinationale piémontaise spécialisée dans le ciment et le béton. Dès 2003, Buzzi Unicem avait établi une discrète holding (zéro employé) au Limpertsberg. Détenant les participations dans des cimenteries au Texas et en Pennsylvanie ainsi que dans des firmes néerlandaises, la Soparfi a versé 170 millions d’euros en dividendes à ses actionnaires l’année dernière.
Via Cimalux, Buzzi Unicem détient également cent pour cent de Béton du Ried et est actionnaire minoritaire dans Bétons Feidt (30%), Bétons Frais (41%) ainsi que dans la société de transport routier Transass (41%). D’après son dernier bilan annuel, Cimalux a réalisé un profit de 12,9 millions en 2019 et de 14,4 millions d’euros en 2020 (dont sept millions ont été distribués aux actionnaires). 162 salariés travaillent dans son usine de clinker à Rumelange et son centre de broyage à Esch-sur-Alzette. bt