Il arrive en trébuchant. Comme si quelqu’un l’avait jeté sur scène, comme si la vie l’avait craché là, dans ce décor angoissant d’une forêt hostile (très belle idée de Manuel Lütgenhorst que ce rideau sur lequel sont projetées des images de forêts, changeantes selon l’ambiance). Il (Pitt Simon) est grand reporter, forcément stressé, il a perdu sa route, son GPS n’a plus de signal. C’est là, hors du monde (la pièce ne dit pas où ça se joue), qu’il découvre la femme et l’homme, un vieux couple d’ermites, ascètes, qui ont choisi de vivre à deux, seuls, dans la nature et loin de la civilisation, presque sans parler. La femme propose au reporter de l’héberger, de le nourrir, avant qu’il reprenne la route le lendemain, elle lui montrerait le chemin. Mais la femme est persuadée que l’arrivée du journaliste n’est pas un hasard, qu’il lui a été envoyé parce qu’elle a une histoire à raconter, et qu’elle veut que cette histoire se sache au-delà de leur petit cercle de vie.
Von der Liebe Augenblick, la nouvelle pièce de Fabienne Biever, auteure en résidence au Théâtre national, raconte cette rencontre entre deux univers, le vieux couple et sa temporalité, sa langue spartiate et un peu anachronique par son côté imagé, et le jeune homme stressé, qui ne veut qu’une chose : retourner à sa vie, son stress, son portable. Mais il n’a pas le choix et doit écouter l’histoire cruelle de la femme. Elle la racontera en plusieurs étapes, décousues et asynchrones, avec l’aide de l’homme qui n’aime vraiment pas ce jeune intrus.
Son histoire est cruelle par le double crime qu’elle rapporte, mais elle est encore beaucoup plus insupportable par son constat de la solitude absolue, de la solitude existentielle de chacun, aussi aimé soit-il. Parce que l’homme et la femme se sont trouvés, il n’y a pas de doute à cela. Ils se sont rencontrés sur le tard, « il y a plusieurs vies de cela », et se sont tout de suite adorés, complètement en confiance l’un avec l’autre, décidés à ne plus se quitter. Pourtant, cette nuit-là, celle du crime, il n’a pas pu la sauver ; attaché, il a dû regarder le multiple viol de la femme qu’il aime sans rien pouvoir faire. Fabienne Biever est persuadée que l’amour est dans le regard de l’autre, et c’est de ce regard que naît la force de s’aider soi-même (voir d’Land 12/14 du 21 mars).
Von der Liebe Augenblick n’est pas une pièce évidente. Essentiellement basée sur les dialogues – le crime est rapporté, non incarné sur scène –, elle se déploie sur plusieurs temporalités et dans plusieurs styles de langue. L’auteure brouille constamment les pistes et redéfinit les rapports des personnages entre eux. Entre l’homme taiseux et bourru et le reporter nerveux et paniqué, il y a la femme, douce mais marquée par la vie, âgée mais toujours attirée par les hommes, apaisante et inquiétante à la fois.
Et il faut dire que Michèle Clees est absolument époustouflante dans le rôle de la femme : le visage émacié, le regard clair et perçant, le corps complètement maîtrisé, elle rayonne de calme et de sérénité. Malgré ce qui lui est arrivé, elle survit, décidée à se débarrasser de ce qu’elle a vécu par la parole. Hans Diehl est son alter ego tout aussi calme et contrôlé, protégeant toutefois constamment sa femme de ce qui pourrait lui faire du mal. Entre eux deux, Pitt Simon est une toupie, virant tantôt vers l’une, puis vers l’autre, puis vers le sommeil ou encore son désir de fuite. Plouc qui ne connaît pas beaucoup des choses à la vie, le reporter est censé assurer la transmission de l’histoire de ce couple.
Fabienne Biever a écrit la pièce d’une traite après l’avoir rêvée. C’est ce qui pourrait expliquer ses faiblesse dramaturgiques – car la pièce manque surtout de tension. Davantage que de cruauté ou de cannibalisme, elle voulait parler d’amour, du regard et du verbe : il est important pour la femme que le reporter note et raconte ce qu’elle a vécu. Et le reporter avoue qu’il fut un temps où il croyait en rien d’autre qu’aux mots, qu’ils lui ouvraient des portes vers des ailleurs (et cette croyance, il semble déjà l’avoir perdue).
Une dernière confrontation de deux univers est alors celle entre une histoire racontée par une jeune auteure de 38 ans, toujours débutante (Von der Liebe… est sa troisième pièce) et la mise en scène d’un octogénaire, qui a des références tout à fait différentes. Wolfram Mehring s’en réfère au surréalisme pour son interprétation du texte, soutenu en cela par la musique de Pierre Boeswill-wald, dont les sons chavirent entre ambiance inquiétante au début et final plus zen. Les allers et venues des acteurs sont alors parfois comme un ballet, très chorégraphiées. Ce qui ne fait qu’en ajouter à l’aspect aliénant de l’ensemble.