Elle arrive de Berne en voiture, parce qu’elle veut être rentrée le soir. Le 10 mars, elle a fait le trajet exprès pour la première répétition de Von der Liebe Augenblick, sa deuxième pièce de théâtre en tant qu’auteure, qui sera jouée en avril-mai au Théâtre national du Luxembourg, où elle est auteure en résidence cette saison. Fabienne Biever a beaucoup changé, depuis que nous l’avions vue la dernière fois sur scène, en juillet 2009 dans Bug de Tracy Letts, mis en scène par Anne Simon – une de ces incroyables présences scéniques dont elle a le don. Puis est né son troisième enfant, « lors de Bug, je savais déjà que je voulais faire une pause en tant qu’actrice ». Pour des raisons privées, elle se décide de rester en Suisse, pour y élever ses enfants, et découvre que la scène n’est pas un besoin vital pour elle. Elle se réoriente, fait une formation continue à Berne en tant que « teaching artist » et intervient depuis lors dans les écoles, où elle fait du théâtre avec des enfants ou des jeunes, souvent en difficultés sociales ou scolaires, « c’était une conséquence logique ».
Fabienne Biever a toujours les cheveux longs et ses grands yeux clairs, ce regard ouvert et ce grand sourire. Mais elle est longiligne désormais, beaucoup plus zen et posée – et extrêmement structurée dans ce qu’elle fait. « C’est normal, en tant que mère, ce qui vous reste comme vie personnelle est extrêmement ‘étroit’. Alors il faut utiliser au mieux ce peu de temps pour être créatif. Mais alors la créativité peut être extrême », a-t-elle appris. Parce qu’elle s’est retrouvée maman monoparentale à un moment, elle a commencé à écrire. Et cette écriture est devenue un échappatoire, un plan d’évasion de son carcan de vie, une soupape qui lui a permis d’évacuer ses sentiments et ses frustrations. Le premier résultat de ses expériences d’écrivaine, Mama Bumba. Mein Hintern, der Tango und ich a été créé peu après son écriture en 2008 au Kasemattentheater – l’histoire d’une mère monoparentale qui se rêve une vie de danseuse délurée de tango entre deux machines de linge à laver. Elle y incarna encore le rôle principal, alors qu’un homme, Luc Müller, était son alter ego de gros derrière qu’elle avait imaginé pour la pièce.
« Je suis extrêmement lente dans l’écriture, explique Fabienne Biever. Peut-être parce que je suis complètement autodidacte. Je travaille toujours durant plusieurs années sur un texte. » L’expérience la plus longue dans le genre ayant alors sans conteste été Luftburg, commencé il y a vingt ans, lors de ses études à Sarrebruck, une satire sur le Luxembourg, bien sûr, un règlement de comptes avec ses parents, sa patrie, la pluie, la langue, tout ça. Le texte a été lu en ouverture de saison et de sa résidence, en octobre 2013 au TNL. L’écriture de Von der Liebe Augenblick se situe en fait entre les deux autres pièces et est peut-être le texte le moins autobiographique des trois, même s’il remonte à un rêve qu’elle a eu une nuit et qui l’a tellement marquée qu’elle l’a retranscrit et retravaillé pour en faire un pièce.
Le pièce se lit comme un scripte pour un court-métrage, avec des indications assez précises sur le décor et le sauts dans la temporalité. Sans indication sur l’espace-temps – même si le TNL indique que l’histoire se joue dans l’Himalaya –, Von der Liebe Augenblick raconte la rencontre d’un reporter perdu dans une région reculée avec un couple d’ermites et l’histoire improbable qu’ils lui racontent. « La pièce pose des questions sur l’amour, sa réciprocité, l’égo et le narcissisme, mais aussi les dépendances et l’impuissance au sein d’un couple, » affirme-t-elle. Le mari y est le témoin impuissant (car bâillonné) d’une agression de sa femme et est obligé de regarder le viol, sans pouvoir l’empêcher. C’est finalement la femme qui trouve la force de se libérer – et cette force, elle la trouve dans le regard amoureux de son mari. « Je suis profondément persuadée que dans la vie, on est seul. Mon thème central est cet instant où une sécurité apparente d’une vie est brisée ; une sécurité, j’en suis persuadée, qui est de toute façon une illusion. Personne ne peut sauver l’autre, personne ne peut aider l’autre. Mais par le miroir de l’autre, on peut trouver sa propre force... » Bien qu’à la fin, le couple tue l’agresseur, le rôtisse au-dessus d’un grand feu et mange son cœur et ses reins (scène qui n’est que racontée, non jouée sur scène), elle ne définirait pas sa pièce comme une apologie du cannibalisme, ni même comme cruelle. « On m’a déjà fait la remarque – quand Fabienne Biever sourit, ses fossettes se creusent –, mais je ne l’ai même pas vu ainsi. Pour moi, c’est une pièce presque romantique, qui se termine autour d’un feu de camp, comme chez les scouts... »
L’auteure, pour qui la pièce parle surtout d’amour, d’amour-propre (à la déclaration « Ich liebe Dich », l’autre rétorque « Ich liebe mich auch ») et de projections issues de cet amour, est consciente des dangers qu’une mise en scène trop littérale ou ésotérique pourrait faire courir au texte. C’est donc avec beaucoup de curiosité qu’elle attend la première, le 24 avril. Car au TNL, le texte écrit par une auteure de 38 ans sera interprété par un couple d’un âge certain – Michèle Clees, son ancienne enseignante au Conservatoire de Luxembourg, soixante ans, et Hans Diehl (le père d’August Diehl), 74 ans cette année, et qui a déjà plusieurs fois joué avec Frank Hoffmann. La mise en scène sera assurée par Wolfram Mehring, 84 ans, très centré sur le texte. Pitt Simon, le plus jeune de la bande, interprétera le reporter perdu, qui représente aussi le spectateur, « dont je me soucie quand même aussi beaucoup quand j’écris » dit Fabienne Biever. Il est le rapport au monde réel et à notre époque, il parle une langue plus contemporaine, plus fluide, alors que le couple semble avoir développé son propre sociolecte, hors du temps, très haché. « C’est vrai, confirme-t-elle, j’écris toujours en pensant aux acteurs, aux personnages qu’ils incarnent et à la langue qu’ils parlent. C’est bien de là que je viens. »