Une loi malheureuse bloque depuis trois ans le développement d'un des principaux instruments de la culture de ce pays : la loi du 20 juillet 1998 relative à la construction d'une annexe de la Bibliothèque nationale. Telle qu'elle est prévue, la construction de cette annexe conduirait à l'éclatement définitif de la BNL sur deux sites, l'ancien collège des jésuites aux centre-ville et une «dépendance» à Kirchberg, ce qui constituerait une hérésie bibliothéconomique majeure.
Le début d'une prise de conscience
Il semble que le gouvernement ait enfin pris conscience de la situation périlleuse dans laquelle la loi de 1998 l'a placé, puisque selon les dernières informations, il a chargé un cabinet d'experts français d'une «étude de programmation générale» de la BNL. S'agirait-il du moratoire qui avait été refusé aux professionnels en 1998?
Nous n'osons pas croire que les experts chercheront à justifier à n'importe quel prix l'option de la bipartition de la BNL. Nous espérons au contraire qu'ils sauront orienter les autorités vers une solution globale et les inciter à organiser une table ronde nationale consacrée aux bibliothèques, réunissant autour du gouvernement les professionnels des bibliothèques luxembourgeoises, des experts étrangers et des représentants des lecteurs.
Ce n'est qu'en l'intégrant dans un véritable projet d'ensemble qu'on devrait pouvoir ôter à la loi du 20 juillet 1998 ses effets pernicieux.
Le fonctionnement d'une bibliothèque nationale doit en effet s'inscrire dans un système complet d'institutions publiques et privées irriguant l'ensemble du territoire et s'adressant à tous les publics. Les malheurs actuels de la BNL ne montrent que trop bien où mènent les solutions ad hoc en matière d'équipements lourds. À force de se concentrer sur le problème certes véritable, mais somme toute particulier, que constitue la surcharge du bâtiment actuel de la BNL, les autorités ont perdu de vue le but même de l'allègement de la bibliothèque, boulevard Roosevelt - celui d'améliorer le service public.
Une triste réalité
En matière de bibliothèques, le Luxembourg est un pays sous-developpé. Les grandes institutions sont en crise (BNL, bibliothèque du Centre universitaire), ont beaucoup de mal à boucler leur budget (la bibliothèque du Séminaire, qui accueille généreusement les lecteurs déçus par la BNL), quand elles ne sont pas plus mortes que vives (les bibliothèques de l'Institut grand-ducal).
Le développement des bibliothèques scolaires est loin d'être satisfaisant. Et que dire de l'injustice qui frappe des régions entières de notre pays, privées de toute infra-structure? Ce ne sont pas les deux bibliobus aux moteurs poussifs parcourant la campagne qui compensent ce déficit. De Vianden à Rodange, de Mondorf à Troisvierges, dans ce pays, de plus en plus couvert d'infrastructures culturelles dispendieuses, combien de dizaines de milliers d'habitants demeurent ainsi à l'abri des livres ?
Or, des tout petits, à la maternelle, aux étudiants de l'enseignement supérieur, en passant par la grande masse des élèves du secondaire, de Madame et Monsieur Tout-le-monde, à nos chercheurs et à nos enseignants, tous ont le même droit imprescriptible à l'information et à la culture. Il s'agit donc d'offrir à chacun la bibliothèque répondant à ses besoins.
Deux projets d'envergure
Dans l'espoir de susciter un débat national sur le sujet, et à défaut de pouvoir présenter ici un plan complet de développement, nous voudrions lancer deux idées qui, si elles se réalisent, permettront de rattraper l'immense retard que notre pays a accumulé en matière d'infrastructures bibliothéconomiques.
Une bibliothèque nationale et universitaire
En premier lieu, nous proposons de réunir sous un toit les deux grandes bibliothèques scientifiques du pays en une nouvelle Bibliothèque nationale et universitaire du Luxembourg (BNUL) comprenant les sections suivantes:
Une bibliothèque nationale à fonction patrimoniale qui ne se limitera pas à la conservation des luxemburgensia, mais qui entreprendra également une réelle mise en valeur de ceux-ci par l'édition de bibliographies, la réalisation d'expositions, ainsi que par la mise en uvre de projets de recherche sur l'histoire, les techniques et la sociologie du livre et de l'imprimerie au Luxembourg.
Cette véritable renaissance de la section des imprimés luxembourgeois de l'actuelle BNL conduira d'ail-leurs à une redéfinition du concept même de luxemburgensia et ira de pair avec une valorisation de ses fonctions et de son personnel scientifique et technique.
Une bibliothèque scientifique et de recherche regroupant les fonds documentaires étrangers de l'actuelle BNL et de la bibliothèque du Centre universitaire, afin de constituer un instrument de recherche digne d'une ville universitaire. Cette structure devra bénéficier elle aussi d'un personnel scientifique qualifié, spécialisé et payé en fonction de ses études, pratiquant une politique d'achat et de catalogage qui tiendra compte à la fois des programmes d'enseignement et de recherche des différents instituts d'enseignement supérieur du Luxembourg, des courants scientifiques et littéraires du monde contemporain et des grands projets d'édition.
À ces deux piliers de la nouvelle institution s'ajouteront un musée du livre (l'actuelle Réserve précieuse de la BNL) auquel sera rattaché un atelier de restauration, le Centre d'études et de documentation musicales et, pourquoi pas?, le Centre national de littérature, dont la collaboration avec la section Luxemburgensia de la nouvelle BNUL devra de toute façon s'intensifier.
La BNUL accueillera également un institut de formation qui fait actuellement cruellement défaut. En effet, parmi les nouvelles fonctions qui incomberont à la BNUL figurera au premier plan la formation professionnelle, qu'il s'agisse de celle des nouveaux bibliothécaires, restaurateurs, etc., ou de la formation continue qu'on proposera au personnel de toutes les bibliothèques du pays. Enfin la BNUL assurera la fonction de tête de réseau du catalogue collectif luxembourgeois.
Il va de soi que ces diverses fonctions devront s'inscrire dans une structure intégrée sur un site unique permettant la consultation parallèle et simultanée de documents de tous les fonds conservés de la nouvelle Bibliothèque nationale et universitaire, y compris si possible ceux de l'actuel Centre national de littérature. En effet, si la décentralisation peut contribuer à l'irrigation cuturelle d'un pays, elle ne doit pas s'effectuer aux frais des usagers du service public (c'est-à-dire en définitive des contribuables). Autant il est souhaitable que des unités indépendantes (comme p.ex. le CNA) soient implantées en différents points du territoire, autant il est nécessaire de réunir des unités complémentaires!
Une bibliothèque centrale de lecture publique
Nous proposons ensuite la création d'une bibliothèque centrale de lecture publique c'est-à-dire d'une bibliothèque répondant par son offre documentaire aux besoins du public le plus large. Certes il s'agit d'une mission remplie partiellement par les bibliothèques municipales d'Esch et de Luxembourg et par la BNL. Mais d'une part, ces bibliothèques ne couvrent qu'une partie du territoire du Grand-Duché et d'autre part, la BNL actuelle n'est absolument pas adaptée à cette fonction, ni par les fonds qu'elle conserve, ni par son système de consultation et de prêt.
À l'exemple des bibliothèques de lecture publique de nombreuses grandes agglomérations de l'étranger, cette Lëtzebuerger Volleksbibliothéik comprendra une médiathèque, or-ganisera des conférences publiques et des expositions itinérantes.
Elle fonctionnera avec une unité centrale alimentant des comptoirs répartis sur tout le territoire (en collaboration étroite avec les communes) et un système étendu de bibliobus. Elle contribuera ainsi mieux que ne pourrait jamais le faire la BNL à la promotion de la lecture et à l'éducation populaire et complétera utilement l'offre des bibliothèques scolaires.
À condition d'y mettre le prix, on pourra éventuellement affecter tout ou partie de l'ancien collège des jésuites à cette nouvelle Volleksbibliothéik. Contrairement à une bibliothèque nationale ou une bibliothèque scientifique, une bibliothèque de lecture publique n'a pas à prévoir un accroissement indéfini de ses fonds et un bâtiment non extensible ne représente pas un handicap majeur pour ses activités.
Dans l'urgence
Ces transformations du paysage bibliothéconomique ne se réaliseront pas à court terme. Et il est clair que la Bibliothèque nationale, pour en revenir à elle, au bord de l'infarctus, ne peut plus attendre.
C'est pourquoi nous devrons vraisemblablement passer par une phase transitoire et accepter, la mort dans l'âme, une délocalisation momentanée de fonds documentaires de la BNL. Mais il ne faudra pas que le provisoire vienne à durer. L'annexe, que l'on concevra comme structure allégée, et pas comme BNL bis, devra trouver un nouvel usage à la fin de la période transitoire, par exemple comme entrepôt d'un ou de plusieurs de nos musées nationaux, ou comme magasin d'archives gouvernementales. Ce type de réaffectation permettrait de conserver une grande partie des installations prévues pour la BNL (rayonnages, climatisation, etc.)
Le projet d'une «grande bibliothèque»
Parallèlement le gouvernement devra s'engager à mettre en chantier le grand complexe bibliothéconomique de la nouvelle Bibliothèque nationale et universitaire, conçu autour de trois axes qui tous les trois font défaut dans le programme actuel : la fonctionalité, l'accessibilité et la modularité.
L'exigence de fonctionalité se traduira par l'appel à un architecte spécialisé en constructions de bibliothèques et par le tracé des plans en fonction des services et des fonds documentaires que le bâtiment devra abriter.
L'accessibilité sera réalisée par le choix d'un terrain bien situé et bien orienté. De tels terrains existent et ils appartiennent à la collectivité. L'Association du personnel de la BNL a par exemple proposé de construire la nouvelle «grande bibliothèque» face à l'église de Hollerich, à quelques encâblures du plus important complexe scolaire du pays.
Cet emplacement, à un quart d'heure de marche de la place d'Armes, desservi par les transports publics et accessible en moins de vingt minutes par les deux tiers de la population du Luxembourg, grâce à l'autoroute et au boulevard de contournement, aurait en outre l'immense avantage urbanistique de permettre la reconstitution de la place de Hollerich, détruite par la sortie de l'autoroute d'Esch.
Enfin une construction modulaire réservant la possibilité d'aménager ultérieurement des magasins supplémentaires permettra d'étendre la «vie» du nouveau bâtiment bien au-delà de ce que le modèle actuel de splitting prévoit.
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