Madame Hennicot a la main lourde. Quand elle frappe, les têtes tombent et les princes d'un jour se retrouves déchus, damnés, sans droits.
Jean-Claude Müller en a fait l'expérience. Il y a peu de temps il fut l'homme le plus heureux du pays. Après une carrière sans accroc il fut choisi parmi une quinzaine de candidats pour succéder à Jul Christophory à la tête de la plus prestigieuse institution culturelle du pays, la Bibliothèque nationale.
Deux ans plus tard il n'est plus rien, sanctionné sans avoir été condamné, désavoué, disgracié, interdit de séjour dans son fief, contraint au chômage tout en étant payé, exilé chez lui. Il est victime de ce qu'on appelle une mesure administrative pour dire quelle se situe dans un espace juridique non-défini qui se situe entre le droit et le non-droit, le provisoire qui dure. Cet état de choses s'appelle la suspension. Jean-Claude Müller est un directeur suspendu. Formellement il est encore directeur. En réalité il ne l'est plus.
On peut évidemment se demander ce que Jean-Claude Müller a fait pour mériter tant de sévérité. Nous avons lu tout ce qui a été écrit et écouté tout ce qui a été dit sur son cas, les conférences de presse et les contre-conférences de presse, les expertises et les contre-expertises, les déclarations ministérielles et les plaidoyers pro domo.
Jean-Claude Müller aurait fait preuve d'un "manque de communication sociale", il aurait eu un goût trop prononcé pour "les décisions solitaires", il aurait "préféré les directives écrites au dialogue de vive voix", il aurait choisi de "diviser pour régner", il se serait servi contre son personnel des armes du "sarcasme, de la médisance, de la menace, du black-mailing". Il aurait forcé des fonctionnaires qui ne s'entendaient pas à travailler quand même ensemble et, reproche suprême, il aurait permis après la démission de sa secrétaire que son père vienne l'aider, à titre bénévole bien entendu.
La liste des méfaits de Jean-Claude Müller n'est certainement pas complète et peu importe. Nous nous garderons de prononcer un seul mot qui puisse être interprété comme un jugement sur le fond, comme une tentative d'innocenter ou de condamner. Trop de mal a déjà été fait par l'immixtion du politique dans le domaine de gestion. Les reproches sont nombreux, trop nombreux. Erreurs de jugement, peut-être, mais aucune faute grave. Si ces reproches suffisent pour suspendre ou démettre un directeur de son poste, il faudrait mettre à la porte sans préavis la moitié de tous les directeurs du pays, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Jean-Claude Müller a été nommé en avril 1997. Son règne n'a pas été de longue durée. Après quelques mois les audits et les conférences de presse se sont succédées. Si l'incapacité de Jean-Claude Müller s'est révélée en si peut de temps, il faut en conclure que Erna Hennicot choisit ses directeurs sans savoir quelles sont leurs capacités réelles, à la va-vite, à la tête du client ou comme s'il s'agissait d'une loterie. Si par contre Erna Hennicot avait de bonnes raisons pour faire confiance à Jean-Claude Müller il faut en déduire que Erna Hennicot est versatile. Ses convictions changent au jour le jour, selon son humeur du moment. Dans les deux cas son comportement est profondément déloyal envers son subordonné. Ou bien il ne fallait pas faire confiance à Jean-Claude Müller ou bien il fallait lui garder sa confiance. Être ministre, c'est être responsable, c'est répondre de ses actes et de ceux de ses subordonnés. On ne renvoie pas un directeur de la Bibliothèque nationale comme on chassait autrefois les gens de maison. On casse les institutions les plus vulnérables par des ukases de despote.
Nous ne sommes pas experts dans les pratiques obscures de la nomenklatura chrétienne-sociale, mais nous avons de fortes présomptions pour affirmer que Jean-Claude Müller n'a jamais été le véritable directeur et que les courroies de transmissions sont passé derrière son dos de ses propres subordonnés aux hommes de l'ombre et aux hommes de confiance du ministère. Il a été un directeur fictif, court-circuité, ligoté, empêché d'agir, chef de rien du tout, criant hue tandis que la charrette allait à dia, maître d'une folle machine, indirigeable, victime d'une sombre comédie. Et c'est là que se trouve la première cause des problèmes.
Les problèmes en effet existaient bien avant l'arrivée de Jean-Claude Müller au poste de commande. Jean-Claude Müller a été un homme bien téméraire pour croire qu'il pouvait trancher dans cet embrouillamini. Tout le monde savait que ces problèmes étaient inexorablement imbriqués avec des questions de personnes, des querelles de personnes, héritage empoisonné de gestions passées.
Jean-Claude Müller aurait dû savoir dans quel guêpier il mettait ses pieds. Son prédécesseur avait averti avant de quitter son poste dans une interview accordée à la revue forum que se poste était dangereux: "Aber der Nationalbibliothek-Direktor braucht wohl eher gute Nerven denn fachliche Kompetenz ". Jul Christophory était parti après avoir fait lui aussi l'objet d'une procédure disciplinaire ayant hissé le drapeau noir sur la Bibliothèque nationale le jour de la Fête nationale, il y a tout juste 5 ans. Michel Pauly avait à l'époque résumé la situation par un mot cruel: "Und daß der Luxemburger Staat wertvollste Bibliotheken vergammeln läßt, ist nicht neu." Et rien n'a changé et tout s'est aggravé.
Personne ne peut donc prétendre d'avoir pas vu les problèmes. Ces problèmes existent depuis au moins dix ans et se sont aggravés de jour en jour, d'année en année.
Si Erna Hennicot croit pouvoir résoudre ces problèmes par des sanctions, elle ne commet non seulement une injustice, mais une sottise. Les responsables des problèmes qui se posent à la Bibliothèque nationale ne sont ni Jul Christophory, ni Jean-Claude Müller, ni le personnel et toutes les sanctions prises ne servent pas à résoudre les problèmes réels et pressants, mais à désigner des boucs-émissaires. Les responsables, les seuls responsables sont les différents ministres qui se sont occupés du ressort de la Culture et les politiques culturelles de leurs gouvernements respectifs.
Quand on analyse les prises de positions, les déclarations et les expertises des uns et des autres et en faisant abstraction des griefs personnels, on est frappé par le fait qu'ils disent tous la même chose et que sur le fond ils sont tous d'accord. Il faut sauver la Bibliothèque nationale, parce que la Bibliothèque nationale est en danger. La Bibliothèque nationale risque de s'écrouler, d'étouffer, d'exploser. La Bibliothèque nationale a besoin de place, de personnel qualifié, d'infrastructures techniques et il faut de toute urgence faire des choix, prendre des décisions et mobiliser des ressources.
Cette crise n'est pas due à l'incompétence ou à l'absence de résultats. La Bibliothèque nationale est victime de son succès. Aux heures d'affluence la Bibliothèque nationale ressemble à une gare. Partout du monde, partout on fait la queue et on est bousculé.
Pour avoir accès au vestiaire ou se rendre aux toilettes il faut se frayer un chemin à travers la foule des photocopieurs et des photocopieuses. Il y a quelque chose d'émouvant, de passionnant dans ce parcours en forme de chicanes qu'il faut emprunter pour accéder à travers les dédales encombrés vers telle salle, telle machine ou tel bureau. Le personnel de la Bibliothèque ne devrait pas avoir à se plaindre, le chômage ne menace pas, il y a un besoin réel, une demande. Personne d'ailleurs ne se plaint, en tout cas face au client.
Pour ceux qui ont encore connu l'ancienne Bibliothèque du boulevard Royal, sombre temple pour érudits des luxemburgensia, où s'égarait parfois un élève en mal de lecture, la transformation tient du miracle. Il y a au Luxembourg un public intéressé aux livres, au savoir, aux recherches. Et la Bibliothèque nationale a su répondre à la demande, en balisant des sentiers, en creusant des passages, en construisant des digues et des écluses, en ouvrant de nouveaux accès aux sources du savoir. Un énorme effort a été fait pour rattraper d'abord au niveau de la politique des achats un siècle de retard, pour adapter ensuite le fichier aux moyens électroniques et pour élargir enfin l'offre de la bibliothèque aux domaines des périodiques, du film et de la musique. Tout cela a été fait dans l'urgence permanente, avec le danger permanent de la catastrophe qui remettrait tout en cause. Il fallait toujours parer au plus pressé pour ne pas être emporté par les flots au milieu de la traversée du gué.
On aurait évidemment pu prévoir tout ce qui est advenu, mais la Bibliothèque devait d'abord prouver sa raison d'être et susciter la demande en sachant qu'on ne pouvait pas y faire face. Si on avait posé la question il y a vingt ans de savoir si on avait besoin d'une véritable bibliothèque, la réponse aurait été certainement négative. Il suffit de constater l'absence totale de représentants de la classe politique devant les guichets de la Bibliothèque nationale. En commençant par le Premier ministre et en allant jusqu'au plus petit secrétaire parlementaire, l'indifférence et l'ignorance sont complètes quant aux services que pourrait leur rendre la Bibliothèque nationale. Ils n'ont apparemment pas besoin de s'informer, de se documenter, de savoir.
S'étant développée de façon subreptice, souterraine et anarchique, la Bibliothèque nationale devait fatalement arriver aux limites imposées par son site et par sa fonction. Installée dans les murs de l'ancien collège des jésuites, faisant partie du même ensemble architectural que la Cathédrale, la Bibliothèque bénéficie du prestige et de l'emplacement central d'un site historique, mais elle est bloquée à tout jamais dans son extension, forcée de se scinder et d'expatrier des services du bd Prince Henri, au Kirchberg, imitant ce qui s'est passé au niveau de l'enseignement avec les alignements d'annexes et de conteneurs scolaires. Forcée d'interdire l'accès aux livres comprimés, faute de place dans des sortes de silos à livres. A ces désavantages s'ajoutent les problèmes de stationnement pour ceux qui viennent seulement pour prendre ou pour rendre un livre.
Problèmes mineurs tant qu'il s'agissait uniquement de répondre à un besoin de lecture et de loisir, ils deviennent majeurs et obstacles absolus si le but est la recherche, où la question du temps est l'élément primordial. Faute de personnel la Bibliothèque est fermée le lundi et elle n'ouvre les autres journées qu'à 10.30 heures. Pour consulter un livre il faut remplir une fiche et attendre une vingtaine de minutes. L'accès direct est réservé aux livres de référence. Au lieu de pouvoir passer d'un livre à l'autre à la recherche des dix lignes qui contiennent l'information décisive, le chercheur doit faire les cent pas ou patienter dans la salle de lecture en feuilletant un dictionnaire. Malgré les promesses, malgré les demandes il n'est toujours pas possible de consulter des livres sous forme de cédérom, ce qui permettrait de passer en revue cent milles pages en un seul mouvement de main.
Au-delà des limites imposées par le site, des pénuries imposées par le gouvernement et des dysfonctionnements qui en résultent se pose le problème de la fonction assignée à la Bibliothèque nationale. Le pouvoir politique n'a jamais été capable de définir le but poursuivi par sa gestion de la Bibliothèque nationale. Son intervention se limitait à refuser les crédits nécessaires et à sanctionner les directeurs et les membres du personnel, au lieu de fixer une ambition, un objectif commun à atteindre.
La difficulté provient du fait qu'on ne peut pas tout faire et que des choix s'imposent. Les livres vieillissent vite et deviennent pour la plupart illisibles. Les abonnements des périodiques sont indispensables, mais reviennent chers en s'accumulant. On ne peut pas satisfaire à la fois les collectionneurs de timbres-poste, les amoureux du sport automobile et les visionnaires de mondes extra-terrestres. L'opportunisme et l'éclectisme condamnent la Bibliothèque à tout faire à moitié, source d'insatisfaction et de contestation. La définition d'une politique suppose un minimum de cohérence et un minimum de concertation.
Ce but, cette ambition quelle peut-elle être? Nous pensons que la Bibliothèque nationale devrait répondre aux normes de ce que peut être aujourd'hui une bibliothèque universitaire, en prenant comme modèle de référence la Bibliothèque universitaire de Trèves. La Bibliothèque nationale devrait fournir l'outil qui nous permettrait d'être en communication avec le savoir universel et d'être au courant des recherches les plus actuelles. La Bibliothèque nationale devrait être en même temps un sorte de relais pour les institutions et les particuliers qui voudraient profiter d'une telle ouverture sur le monde. Si nous considérons l'école de demain comme un lieu d'apprentissage du travail intellectuel indépendant, il faudrait porter une attention toute particulière à la connexion entre le réseau des bibliothèques scolaires et un service éducatif de la Bibliothèque nationale qui reste à créer.
Il vaudrait sans doute mieux ne pas parler d'université, si on n'est pas prêt à en jeter dès maintenant les bases et d'en créer les conditions préalables. Il vaudrait mieux ne pas parler de société de l'information, si on n'est pas prêt à avancer dans cette direction. Et si une université luxembourgeoise consiste seulement à distribuer des chaires et à retenir chez nous nos étudiants au lieu d'ouvrir l'accès au savoir et aux échanges, alors l'université luxembourgeoise est un piège. Le sort de la Bibliothèque nationale en est la clef.
La Bibliothèque nationale a fêté pendant ce court règne du directeur décapité son deux-centième anniversaire, notamment par une exposition sur la censure. La Bibliothèque nationale est fille de la Révolution, ne l'oublions jamais. Comme l'école publique avec la première école centrale et la santé publique avec les premières vaccinations. La Révolution n'a pas inventé les livres, elle a même fermé les cloîtres qui les avaient fabriqués en les pillant. Ce faisant la Révolution a fait deux choses, elle a rassemblé tous les livres en un lieu central et elle les a mis à la disposition du public. Deux cents ans plus tard et dans un environnement dominé par les marchands de l'information et du savoir, il faut défendre la Bibliothèque nationale en tant que service public et gratuit. Il faut défendre son monopole, son caractère centralisateur contre toute tentative de dépeçage. Il faut défendre son accessibilité sans restriction contre toute tentative de censure imposée par la pénurie ou par l'argent. Et il faut refuser aux politiciens le moyen commode de se décharger de leur responsabilités sur des boucs-émissaires. Défendre l'honneur d'un homme, c'est aussi le moyen d'ouvrir le débat sur une nouvelle Bibliothèque nationale.
L'auteur, historien de son état, est candidat pour les élections législatives sur la liste Déi Lénk dans la circonscription Centre