Sophistication L’artiste américaine Mary Reid Kelley, propose au Mudam une œuvre extravagante : tout d’abord parce qu’elle pourrait être qualifiée à la fois de peintre, actrice, réalisatrice, poète, costumière, scénographe et satyre politique. Elle fabrique en effet chaque élément de ses films elle-même et elle les réalise ensuite, à partir de ses dessins et selon une technique d’animation 3D extrêmement raffinée produite en collaboration avec Patrick Kelley. Elle se met alors en scène et dit ses propres textes d’une voix à la sonorité pure et limpide, intemporelle et emplie d’humour savant.
Le langage très élaboré, les jeux de mots subtils mêlant des références diverses et l’ambiance théâtrale classique suscitée par les rimes, confrontés – ou plutôt complémentés – par l’esthétique singulière de l’artiste (un noir et blanc qui évoque simultanément les univers visuels du cubisme, les débuts du cinéma et des cartoons) produisent ainsi un monde extraordinairement curieux et fascinant. L’univers de l’artiste est à la fois très, et presque trop, complexe – il faut écouter plusieurs fois les textes pour saisir les nombreuses références qui s’y cachent ; regarder longuement les images pour desceller une partie seulement des strates de signification multiples qu’elles contiennent et, ensuite, se détacher de cette attitude purement intellectuelle pour comprendre l’œuvre et ce qu’elle veut dire. Mais, et c’est là précisément que se situe la force de l’œuvre artistique en question : l’immersion esthétique dans son ailleurs singulier est immédiate.
Archétypes et clichés Female is a living monument, une peinture sur light-box, donne le sujet principal : il s’agit de dénoncer, critiquer et mettre en lumière l’absence des femmes des discours dominants de l’histoire.
Mary Reid Kelley construit son récit critique en passant par un travail sur la corporéité – qui donne de manière humoristique la parole aux différents organes corporels –, et en évoquant les préjugés qui caractérisent les Lumières, la bestialité et l’hystérie de la Première Guerre mondiale sur laquelle Reid Kelley a consacré une recherche approfondie, ou les symboles qui traversent l’histoire de l’art dès ses débuts mythologiques grecs.
Vanité et gaspillage Dans l’œuvre majeure de l’exposition, The syphilis of Sisyphus (vidéo de onze minutes), Sisyphe, le caractère principal joué par l’artiste, est une prostituée parisienne du XIXe siècle. Assise devant son boudoir, la femme au visage peint en blanc et aux yeux globuleux noirs parodie l’idéalisme du modernisme, notamment la pensée de Baudelaire – mort de la syphilis. L’environnement artificiel créé en 3D, le medium donc, renforce le discours de l’œuvre puisque cette femme à la fois burlesque et cynique « promeut » à travers son monologue la beauté et l’artifice. Le dénigrement du monde naturel qui caractérise son discours est alors augmenté par l’artificialité de l’image dans laquelle on voit pourtant et paradoxalement le corps de l’artiste en chair et en os. Dans le discours de cette femme aux yeux qui ressemblent à des balles de pingpong noires, discours centré sur les apparences, l’on entend alors, de manière sous-jacente une critique des promesses non tenues du progrès (beauté) et de la culture du monde de l’art qui continue encore aujourd’hui à mettre les femmes dans une position subalterne. L’évocation directe au mythe de Sisyphe, le châtiment ultime que constitue la condamnation éternelle au travail vain et inutile, devient alors une métaphore ouverte à l’interprétation de chacun.
Un autre monde ? L’artiste constate ainsi que « nous créons et dépendons encore des mythes originaires ». Et peut-être dépendons-nous également des fonctions originaires de l’art selon lesquelles cette œuvre complexe produirait alors une catharsis. « Catharsis désigne un aspect de l’expérience esthétique fondamentale : dans et par la perception de l’œuvre d’art, l’homme peut être dégagé des liens qui l’enchaînent aux intérêts de la vie pratique et disposé par l’identification esthétique à assumer des normes de comportement social ; il peut aussi recouvrer sa liberté de jugement esthétique » (Hans Robert Jauss, Petite apologie de l’expérience esthétique). Et il peut aussi attendre alors une certaine liberté pour d’autres expériences – qu’elles soient réflexives, imageantes ou tout simplement poïétiques, c’est-à-dire créatrices d’autres mondes.