Dans un coin du gigantesque espace d’exposition (700 mètres carrés) du premier étage de l’Ikob, à Eupen, une vidéo – qu’on ne voit guère au début, mais dont on perçoit tout de suite les sons – montre Jerry Frantz en train de polir des douilles de cartouches d’armes. Il les prend sur les genoux une à une, comme de fragiles bébés, et les frotte jusqu’à ce qu’elles brillent comme des bijoux – et lui transpire. Devant l’écran, qui ne montre en fait que la documentation de la performance de l’artiste le jour du vernissage, le 14 mai, les accessoires qui lui ont servi ce jour-là sont exposés comme pour que l’ensemble forme une installation. Bien sûr, on pense tout de suite à Balkan baroque, la performance de l’artiste-star serbe Marina Abramovic, en 1997 dans la cave du pavillon international de la Biennale de Venise. En plein conflit des Balkans, l’artiste y était assise sur un amas d’os de bœufs ensanglantés qu’elle s’acharnait à nettoyer, comme pour inverser le cours des choses, pour faire oublier la boucherie qui ravageait alors sa patrie.
Jerry Frantz se défend de la comparaison, affirme ne pas s’en être inspiré : « Je nettoie la mort ! (Abramovic aussi, ndlr.) Ces cartouches ont toutes servi. En les nettoyant jusqu’à ce qu’elles brillent, je voudrais interpeller le spectateur sur la glorification des armes de guerre et de la violence… » À 62 ans, Jerry Frantz se souvient encore de ses tantes à Clervaux qui, jadis, cela devait être peu après la Deuxième Guerre mondiale, chérissaient les douilles de canon comme des objets de luxe, en posaient sur les meubles ou les fleurissaient. Dans une deuxième salle de l’exposition, Frantz y fait directement référence en les exposant sur des socles, dans le noir, et illuminées d’un spot central, comme on montrerait des objets précieux dans une bijouterie. L’installation s’appelle Objets de gloire, et on pense à Schlak de Giuseppe Licari, l’année dernière à Public Art Experience à Belval. Jerry Frantz met la proximité stylistique de leur esthétique sur le compte de la sympathie qu’avaient immédiatement ressenti les deux artistes en se rencontrant.
L’Ikob (acronyme de Internationales Kunstzentrum Ostbelgien) est un musée assez incroyable. Initié il y a vingt ans par l’infatigable
Francis Feidler, artiste et enseignant, le musée est établi depuis 1999 dans un ancien bâtiment industriel aux airs brutalistes, il se love derrière un supermarché dans cette petite ville de 20 000 habitants. Les colocataires de cette plus grande institution d’art contemporain de la communauté germanophone de Belgique aguichent les passants avec des publicités pour un solarium avec massages et manucure. Depuis mars 2016, l’Allemand Frank-Thorsten Moll, ancien du Zeppelinmuseum de Friedrichshafen et de la Kestnergesellschaft à Hanovre, en a repris la direction. Il connaissait l’artiste luxembourgeois Jerry Frantz pour l’« ambassade » de sa République libre de Clairefontaine, installée à l’Ikob. C’est lorsque Frantz dut aller la démonter pour faire place à une exposition du musée qu’est née, lors de la rencontre avec Moll, l’idée de l’actuelle exposition Museum of vanities, de Jerry Frantz et Sali Muller à l’Ikob. Le projet initial avait été un dossier commun pour le pavillon luxembourgeois à Venise (dont le concours fut remporté par Mike Bourscheid), dossier développé avec la curatrice indépendante Maria Rus Bojan (qui avait monté les initiatives Re:Location au début des années 2000, entre autres au Casino Luxembourg, et avait été la commissaire de Locked In, en 2008 au même Casino). Comme la surface d’exposition de l’Ikob dépasse largement celle de la Ca’ del Duca, le concept a été élargi et Moll en a repris le curatoriat.
Par rapport au dossier vénitien, l’exposition a notamment permis d’ajouter un certain nombre de pièces et de développer d’autres idées. Ainsi, si leur concept initial jouait sur la dualité de l’interprétation de la vanité – satisfaction de soi-même ou orgueil versus caractère éphémère de l’existence humaine ou finitude –, les deux artistes que tout semble opposer (le sexe, l’expérience, l’âge – Sali Muller a 26 ans de moins que Jerry) ont pu affiner leurs idées et leur donner une autre envergure ici.
Ainsi notamment de la grande salle d’accueil de l’exposition : Jerry Frantz y propose une grande installation double, My home is my castle, anywhere !, réalisée pour l’occasion et qui se décline en une copie de la Gëlle Fra de Claus Cito, couchée dans une boîte de transport réalisée sur mesure, et un missile air-air de l’armée luxembourgeoise (type AIM-9 Sidewinder), posé verticalement, et dont la boîte de transport, identique à celle de la sculpture, est posée par terre. Le long d’un mur, des miroirs ronds, 150 centimètres de diamètre, sont alignés par terre. Pour Crystal clear, Sali Muller y a apposé des strates de silicone. L’ensemble est majestueux, cohérent, et une belle entrée en matière des deux œuvres : là où Jerry Frantz interroge le patriotisme, voire le nationalisme (la Gëlle Fra, monument au souvenir des victimes de la Première Guerre mondiale, n’en est-elle pas l’incarnation même ?), et son prolongement belliqueux, Sali Muller se consacre plutôt au narcissisme de notre époque (voir les réseaux sociaux) et à l’impossibilité de représenter une personne dans son entièreté.
Ailleurs, Muller posera des miroirs en vis-à-vis (Face à face, 2016) ou découpera les parties centrales de miroirs aux cadres dorés, de façon à ce que le spectateur ne puisse plus s’y contempler (The missing part, 2017). Ses interprétations de la vanité sont parfois un peu littérales, trop premier degré, comme les caissons lumineux de Gloomy views, techniquement bien faits – de simples panneaux perforés noirs devant une source de lumière –, mais ne montrant que des squelettes et des crânes, des vraies vanités quoi.
Jerry Frantz, quant à lui, a développé certaines de ses idées déjà effleurées à d’autres occasions. Comme son Atelier subversif, vu une première fois à l’occasion de The Project, en 2014 dans une maison abandonnée à Luxembourg-Gare. Là où l’atelier de bricoleur de bombes – on était alors en plein procès du Bommeleeër – installé dans une cave crade chez Bradtké évoquait quelque groupuscule politico-radical, l’atelier à Eupen (Trials and errors I : Atelier subversif) rappelle plutôt une bonne Stuff luxembourgeoise, avec sa grande table en bois massif, son horloge murale ancienne, son crucifix et ses explosifs certes bricolés, mais bien rangés sur des étagères. « Je voulais qu’ici, l’atelier soit plus bourgeois, explique Jerry Frantz. Je voulais qu’on croie que cela pourrait être chez n’importe qui. »
La thématique des explosifs ne le lâche plus, « parce que désormais, nous sommes confrontés au quotidien à cette folie meurtrière des hommes et à la glorification des armes ». Étrangement, en déambulant dans son Musée des vanités, on se souvient de l’exposition sur la Première Guerre mondiale à Käerjeng, où toutes sortes d’armes, de cartouches et de douilles étaient également exposées derrière des vitrines, avec un éclairage optimal – mais sans aucune distance ironique.