C’est l’embarras du choix quand on veut trouver comme le parangon de l’atelier d’artiste, tellement le sujet a retenu au long des siècles. Pour ne pas remonter trop loin, arrêtons-nous au milieu du XIXe, époque à en croire Baudelaire où l’art s’est mis à la modernité, il se peut toutefois que nous soyons justement arrivés au terme d’un parcours. Et s’il est intéressant, instructif même de regarder l’histoire de l’art du point de vue des ateliers d’artiste, on serait bien tenté, convaincu par pareille conclusion. Mais chaque chose en son temps, le XIXe d’abord, et plus particulièrement l’année 1855, et l’Atelier du peintre, de Gustave Courbet, œuvre refusée la même année à l’Exposition universelle. Pour quelles raisons, on ne peut que supposer. Le modèle nu, point lumineux derrière le peintre et son chevalet. À rapprocher du scandale, une dizaine d’années plus tard, du Déjeuner sur l’herbe, d’Edouard Manet.
Prendre l’Atelier de Courbet pour point de départ, tient à autre chose. Le peintre l’a exprimé lui-même avec force dans le titre qui est rarement cité en entier : Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique. Il s’agit donc de bien plus que d’une simple figuration. Tout un monde s’est donné rendez-vous dans l’atelier, deux mondes même que Courbet oppose, où il se voit peut-être comme médiateur. Combien l’œuvre lui tenait à cœur, Courbet l’a montré en annulant le rejet du tableau par la construction à ses frais du Pavillon du réalisme où il a été exposé.
Même milieu des années cinquante, toujours au XIXe. L’art quitte l’atelier fermé pour le plein air. Sur la Seine et sur l’Oise, et un bateau aménagé spécialement, Charles-François Daubigny travaille au cœur de la nature. Il change sa manière de peindre, il en devient un précurseur de l’impressionnisme.
1 Montre-moi ton atelier, je te dirai quel art tu fais. Un peu suivant tel adage adapté, avec si possible des œuvres qui s’y trouvent toujours, des ateliers ont été reconstitués dans les musées. Légué par testament à l’État français, celui de Constantin Brancusi a été reconstruit à l’identique, en 1997, on devrait en rendre la visite obligatoire, sur la Piazza, après le passage du Centre Pompidou. Rien que pour saisir ce qui s’est passé d’essentiel avec Brancusi dans la sculpture, l’importance, l’intégration du socle ; il s’en trouve près d’une centaine dans l’atelier. (Impossible dans ce contexte d’atelier de sculpteur de ne pas déplorer une fois de plus comment de petits intérêts ont empêché celui de Lucien Wercollier de connaître le même sort heureux.)
Autant il est de l’ordre, plutôt un ordre chez Brancusi, autant c’est proprement bordélique chez Francis Bacon, à la Dublin City Gallery. L’endroit est assez resserré, ça s’entasse, c’est taché à l’extrême sur les murs, des toiles, du papier traînent par terre, des pots de peinture s’accumulent, et l’un et l’autre chevalets semblent se dresser comme pour veiller sur tant de terrible beauté, un monstrueux capharnaüm. Il arrive souvent dans des expositions qu’on montre la palette d’un peintre, les couleurs qu’il privilégie, et des fois, elles se mêlent, se mélangent. À Dublin, c’est dans l’espace, presque circonscrit comme il l’est dans les toiles de Bacon, que l’on est face à une indescriptible débauche.
2 Comme les choses ont changé, ni poussière ni tache au sol. Au mur, des dizaines, des centaines d’échantillons de couleur ; et bien rangés, de même, dans une autre partie, des pièces d’aluminium. Nous sommes dans l’atelier d’Imi Knoebel, Heerstrasse, à Düsseldorf, atelier qui tient du magasin de ferronnerie et de peinture, et naguère telle autre partie en semblait transformée en menuiserie. L’impression majeure, elle, vient de ces innombrables tons et teintes, les uns à côté des autres, de façon à passer d’une manière quasi imperceptible d’une couleur à l’autre. Alors que dans ses œuvres, on le sait, Imi Knoebel ne recule pas devant les contrastes les plus vifs, l’audace à côté de la rigueur ne lui étant pas étrangère.
3 Written by water/ Écrit par l’eau, le projet de Marco Godinho a été initié en 2013 dans la baie de Gibraltar, continue depuis près de Catane, en Sicile ; il consiste aujourd’hui en une sélection de cinq cahiers et une vidéo couleur. Des cahiers sont plongés dans l’eau, à différents endroits donc de la Méditerranée, mer qui est ensemble lien et séparation, et de plus en plus s’avère piège mortel. Leurs pages sont traversées, inondées par cette eau, qui y laisse ses traces, y inscrit comme des gestes (aux sens multiples) de mémoire.
Les projets de Marco Godinho ont tous cette caractéristique : une apparente simplicité, à y regarder de près, à la réflexion, lourde de poésie et de signification. Une simplicité y dénote de la beauté, de la pureté ; ce qui est dit est clair, l’image en est saisissante bien que légère. Il en va de même des poèmes tracés cette année avec un bâton sur le sol en terre devant un musée, ou du projet proposé naguère pour Venise, le canal en quelque sorte dévié, détourné, son eau passant à travers les pièces de la Ca’ del Duca.
L’espace et le temps, dirais-je qu’ils effleurent, pas plus, mais c’est largement suffisant, tout ce que fait Marco Godinho. Rien qui pose ou qui pèse. Et conséquemment pas de quoi décrire un atelier, un endroit dont les œuvres seraient issues. Elles se mettent en place, c’est in situ qu’elles prennent forme, qu’elles se mettent à vivre, de leur vie fragile mais insistante. L’artiste, en l’occurrence, son atelier, c’est peut-être un carnet pour noter telle idée, et rester toujours aux aguets ; c’est surtout son ordinateur, véritable fond ou capital de son travail, outil non moins, prêt à toutes sortes de manipulations.
4 On est définitivement passé dans la virtualité, et l’on ne visite plus qu’un atelier dématérialisé. Avec son énorme potentialité. Sa parenté aussi avec ce qui appartient encore à cet art : le nomadisme. Un autre projet de Marco Godinho, installation qui date de 2012, s’appelle Forever immigrant : un tampon administratif fait que des milliers de coups aboutissent à un dessin mural, nuée d’oiseaux, essaim d’insectes, voire topographie d’une île ou d’un relief de montage, peu importe, quelque chose de passager est fixé, joli paradoxe. Lui existe au plus haut point dans cette histoire de studio : s’il ne peut être fixé, s’il n’existe pas avec un contenant et contenu solides, c’est qu’il est transposable, transportable partout. C’est le monde lui-même qui devient atelier, et pour Marco Godinho, il ne peut être que nomade, comme dans tel planisphère découpé en soixante bandes, de 2006, monde qui peut être mis dans un étui, présenté à même le mur bien sûr, mais recomposé aussi en entremêlant les continents.
L’atelier d’artiste est dorénavant (de) nulle part et (de) partout à la fois. Et l’artiste en est devenu quelqu’un pareil au sage antique qui (em)porte tout avec lui. Avec des risques, des dangers terribles. Cet atelier qui se réduit, matériellement, à un ordinateur, il tient dans un sac, une sacoche. Et cela se vole facilement. Marco Godinho en a fait la cruelle et désespérante expérience l’autre jour au parking de Roissy.
5 Né au Portugal, Marco Godinho partage sa vie entre la capitale française et le Luxembourg. Vie et œuvre se rejoignent de la sorte dans la réalité et l’interrogation d’une histoire faite de migration de voyage, d’un va-et-vient constant. Des séjours attendent l’artiste, suivis d’expositions, à Venise, à la cité des arts à Paris, au Macval à Vitry-sur-Seine, à la biennale de Lyon, et plus loin, en Slovénie, à Palerme, en Tunisie. Cela tourne encore autour de la Méditerranée dont l’artiste a, dans Ecosystem, en 2016, inversé les données, dissout les continents de sorte qu’il ne reste que la mer, changée toutefois en île et terre fertile. Y sont semées, y poussent au fil des jours, des graines de trèfle blanc ; la plante n’était pas choisie par hasard, pour Marco Godinho, elle incarne la quête de bonne fortune avec sa version à quatre feuilles.
L’art comme quête avec en bandoulière (autrefois quand même pièce de l’équipement militaire) son atelier dématérialisé, et bonne chance à l’avenir ; cet art, Marco Godinho s’en sert pour interpeller sur notre histoire, notre condition, d’homme et de citoyen. À cet exercice, il se retourne sur son propre passé, regarde d’un œil vif le monde qui l’entoure. Et tous ses projets d’être comme des cailloux laissés en chemin, comme le fait le personnage de Perrault, qui à la fin chausse des bottes de sept lieues. Tout un programme pour un artiste qu’on dira volontiers errant, ce qui ne veut pas dire qu’il ne sait pas où aller dans son travail. Au contraire.