Navigation stratégique La Biennale de Venise est l’évènement le plus prestigieux et important de l’art contemporain. Elle est censée faire tous les deux ans l’état de l’art à niveau international. « Faire l’état de l’art » est, depuis l’urinoir de Duchamp, une tâche difficile puisque ce geste à la fois juste, audacieux et provocateur, démontra il y a environ cent ans que les critères objectifs qui définissaient ce qui fait art n’existaient plus. Quand tout peut être art, quand le marché de l’art devient l’évaluateur principal de la présumée valeur d’une œuvre et quand les choix et les discours des spécialistes permettent l’apogée ou la suspension d’une carrière – et par conséquent d’une œuvre – artistique ; la question de savoir ce qui fait – et ce que fait – l’art d’aujourd’hui devient à la fois fascinante et complexe, politique et économique, en d’autres termes : stratégique.
La 57e Biennale de Venise a été inaugurée au mois de mai dernier et elle fermera ses portes le 26 novembre prochain. Elle est, comme chaque année, composée d’une exposition internationale présentée à l’Arsenale et de participations nationales, présentées dans les pavillons des Giardini et un peu partout dans la Sérénissime. Chaque pays choisit l’artiste qui le représente selon ses propres règles. Parallèlement aux évènements officiels organisés par La Biennale de Venise, des expositions ont lieu : selon le regard que l’on porte, les « offs » sont parfois même plus révélateurs des méandres du monde de l’art contemporain que la programmation officielle de la prestigieuse organisation vénitienne.
Quoi qu’il en soit, la Biennale de Venise est toujours l’occasion heureuse de naviguer pendant quelques jours dans l’art et, aussi, de faire le tour du monde de manière sensible et intellectuelle. Cette navigation requiert des capacités multiples : marcher pendant des heures dans la ville merveilleuse, regarder, trouver, recevoir, supporter, juger, constater et, surtout, penser. Penser les mouvements et les ruptures du monde de l’art en rapport avec ceux du monde-vie actuel.
En cette année 2017, quand l’actualité est d’une dureté implacable, quand l’on sait que des milliers de personnes sont mortes, et vont continuer à mourir, dans la Méditerranée, quand l’Europe – avec ses principes fondateurs d’humanisme et de paix sociale – se désintègre lentement et surement et se transforme en union économique féroce et nationaliste, quand de l’autre côté de l’Atlantique l’élection de Donald Trump jette son ombre sur le monde, quand les tensions en Moyen-Orient persistent et la guerre en Syrie continue à liquider des innocents, quand les pays pauvres continuent à s’appauvrir ; quand, en d’autres termes, la réalité devient ce à quoi l’on essaye d’échapper – et ceci quel que soit notre continent de provenance –, la question de savoir à quoi pense l’art contemporain devient cruciale. Qu’est-ce que proposent les artistes du haut de leur présumée liberté ?
L’historien de l’art français Paul Ardenne, (re)connu pour son esprit critique, donne dans d’une interview qui circule sur internet une description acerbe et malheureusement assez juste de cette biennale : œuvres qui s’inspirent des décorations d’intérieures, qui se veulent immédiatement compréhensibles et qui « procurent du bonheur » simple au public, accentuation des émotions kantiennes primitives (ce qui est beau de manière universelle). Partageant cette vision critique, cet article est une déambulation choisie, une navigation subjective parmi des propositions artistiques qui, contrairement à la majorité de ce que l’on peut voir à Venise, n’ignorent pas l’état du monde, ne s’installent pas dans le confort du beau ou du faussement conceptuel et qui réussissent à bouleverser – à la fois les sens et l’esprit. Trois projets : un pavillon national, une œuvre qui fait partie l’exposition internationale et une exposition organisée en périphérie des évènements officiels1.
The absence of paths Il s’agit du pavillon de la Tunisie – qui avec ce projet marque son premier retour à la Biennale depuis 1958. Trois stands, sur lesquels ce titre évocateur est marqué en grand, sont installés dans l’espace public vénitien, des jeunes tunisiens y délivrent le « FREESA », un visa symbolique. Sur ce passeport libre sont inscrites les mentions suivantes : « Origin : Unknown ; Destination : Unknown ; Status : Migrant ». Ce passeport constitue une partie du projet qui propose ensuite diverses performances et échanges sur une plateforme Internet en accès libre. Ce projet artistique symbolique et interactif portant sur le thème de la migration, de l’absence de frontières et de la liberté de circulation rappelle de manière efficace que nous sommes tous des êtres humains, que nous ne connaissons pas exactement, ni nos origines, ni notre destination et que l’être en mouvement – en transit, en voyage ou en migration – est à la fois un droit, une nécessité et aussi le dénominateur commun des sociétés humaines depuis leur existence.
The Mending Project L’exposition internationale intitulée Viva Arte Viva avec pour commissaire Christine Macel présente cette année neuf chapitres composés des œuvres de 120 artistes qui proviennent de 51 pays différents. Selon le texte introductif de la commissaire, l’exposition est basée sur le principe selon lequel, « en temps de conflits et de chocs, l’art constitue le terrain ultime pour la réflexion, l’expression individuelle, la liberté et l’évocation des questions fondamentales ». Si, contrairement à la promesse donnée à son entrée, l’exposition oublie les maux de notre époque, le premier projet qui y est présenté est d’une poéticité bouleversante par sa beauté et par sa capacité d’évoquer ce que nous sommes en train de perdre : le contact humain, le partage, le don, d’échange. L’installation de Lee Mingwei, artiste taiwanais, s’intitule The Mending project (2009-2017) : sur une longue table sont posés des habits pliés dont sortent des milliers de fils de toutes les couleurs reliés à un point sur le mur. Au bout de la table, un homme élégant et délicat (l’artiste ou son assistant) est assis pendant les heures d’ouverture de l’exposition : les visiteurs peuvent lui apporter un habit de leur choix, qui a besoin d’être réparé. La réparation qu’il fait immédiatement peut consister en l’effacement d’une tâche, la couture d’un bouton qui est tombé ou la réparation d’une histoire : celle qui est racontée, naturellement, en parlant du morceau de tissu apparemment insignifiant. Les visiteurs peuvent venir récupérer leurs habits le dernier jour de l’exposition. À une époque ou l’intimité partagée est celle qui circule sur internet et où les échanges sont de plus en plus restreints, la beauté de cette proposition devient encore plus profonde : prendre le temps de coudre, d’écouter et de parler, de raconter l’histoire d’un t-shirt qui peut aussi être celle d’une vie, regarder l’autre dans les yeux, s’asseoir face à face, échanger.
Velme Il s’agit du titre de l’exposition de l’artiste italienne Marzia Migliora au Musée de Ca’Rezzonico. L’artiste réagit à la prestigieuse collection du musée qui l’accueille en extrapolant certains de ses éléments et en les interprétant. Velma, d’où provient le titre de l’exposition, est le lieu de conjonction de l’eau et de la terre. Les œuvres sont présentées parmi la collection du musée, il faut les chercher, et ensuite essayer de les saisir. Des blocs de sel – l’or blanc – sont posés tels du marbre sur des tables de bijoutier et évoquent les origines de la richesse de la ville des doges ; d’anciennes statues d’esclaves deviennent des sculptures qui dénoncent à la fois le travail forcé et le racisme « sublimé » en décor d’époque ; un masque féminin typique – qui pour être porté doit être tenu par les dents – est suspendu dans le vide, en le regardant l’on comprend que la femme qui le portait était réduite au silence. Et pour finir, un message à la fois religieux et belliqueux, utilisé par le propriétaire de la maison à son époque glorieuse, est caché dans le reflet des miroirs : « Quis contra nos ». Qui est contre nous ? Conversation subtile avec l’histoire de l’art, avec l’histoire du travail et avec celle de l’humanité – évocation indirecte des mécaniques du pouvoir aussi dans la ville où se joue le sort de l’art contemporain tous les deux ans – cette exposition complexe et brillante ouvre une possibilité pour l’art d’aujourd’hui qui est à la fois sensible et critique : il s’agit de prendre le temps de poser les questions cruciales qui concernent l’art et l’humanité – car ce sont souvent les mêmes.