Le e-learning a le vent en poupe: le pays ne doit pas rater le coche et il faut éviter une nouvelle fracture sociale. Il ne faudrait pas perdre de vue cependant le cadre culturel général dans lequel devra s'inscrire la volonté de relever le nouveau défi culturel. En effet, il n'y a pas que le e-learning. Il y va d'abord de l'apprentissage de la lecture. Les nouvelles donnes ne doivent pas cacher que la maîtrise de la lecture est l'enjeu et le défi primordial.
Il nous faut une société composée d'hommes et de femmes, d'enfants et de jeunes qui tous sachent lire, qui tous aient la maîtrise du texte lu et, au-delà de cette compétence de base, aient, si possible, le goût de la lecture. La compétence langagière et la maîtrise du texte lu est et restera la technique culturelle de base, la clé du savoir, du e-learning, de la promotion sociale, de l'accès à la culture et de la participation à vie démocratique.
Bibliothèques, ces lieux d'accueil
Faut-il pour autant des bibliothèques de lecture publiques? Les livres ne sont-ils pas assez répandus et suffisamment bon marché pour qu'on puisse se passer de dispendieuses institutions publiques ayant vocation de prêter des livres? Ne serait-il pas plus sensé de réduire la bibliothèque publique à sa fonction d'institution scientifique, qui satisfasse à un besoin social que le particulier, dans la plupart des cas, ne saurait prendre en charge à lui tout seul?
Rien n'est moins vrai. Pourquoi? D'abord parce que les livres continuent à être chers, surtout pour des familles au budget culturel réduit où pourtant tel enfant, tel adolescent, - à l'image des parents? - dévore des piles de livres semaine après semaine. Ensuite parce que bon nombre de livres valent bien qu'on les lise, mais non forcément qu'on les achète. Puis surtout parce que la bibliothèque publique brasse livres, périodiques, matériel audiovisuel, catalogues... et permet de se renseigner, de se faire conseiller, d'échanger des impressions et d'emporter des volumes simplement pour les flairer, pour les tâter, pour voir, quoi, avant d'y plonger pour de bon.
Qui, quel enfant, quel adolescent, quel adolescent amateur de lecture courante, de romans policiers, de récits d'aventure, de romans à la mode, des derniers prix littéraires, de rewritings de films en vogue et j'en passe, pourrait en faire autant pour un, deux, trois ou quatre volumes s'il lui fallait bourse délier avant de les parcourir?
Services publics de proximité
La notion de services de proximité, elle aussi, a la faveur des politiques. Or, la bibliothèque populaire sera avant tout lieu d'accueil, lieu de loisir, lieu de brassage d'idées et de curiosités, lieu d'infinies surprises et d'étonnements, lieu permettant de choisir librement dans un tas de livres à découvrir, de se tromper, puis de revenir à charge. Bernard Friot évoque la nécessité de faire émerger, pour les enfants comme pour les adultes, ce qu'il appelle un comportement de lecteur: il faut désacraliser le livre, en faire un objet de consommation courante.
Prenons soin que les enfants acquièrent un comportement de consommateur de livres. Ils sauront poser les questions qu'il faut au bibliothécaire comme au libraire, ils sauront se faire conseiller à l'achat comme au prêt: tel bouquin vanté par la petite voisine est-il toujours disponible et combien coûte-t-il? Où peut-on trouver les deux ou trois livres de référence sur le Moyen-âge qu'il faut parcourir pour préparer un exposé à présenter en classe? Y a-t-il un catalogue de telle et de telle maison d'édition? Bref, la bibliothèque de proximité doit être guichet d'information et cabinet de consultation, pour les adultes, pour les parents comme pour les enfants et adolescents, pour les enseignants comme pour leurs élèves.
Un réseau de bibliothèques populaires
Or, à cet effet, il faudrait des bibliothèques implantées à des distances raisonnables. Tel n'est pas le cas actuellement chez nous. Les bibliothèques sont rarissimes : je compte cinq bibliothèques municipales auxquelles on ajoutera deux nouvelles structures publiques régionales, à Eschdorf (Bibliothèque Leader) et à Troisvierges (Bibliothèque Tony Bourg), de même que l'institution dite Bibliobus, quelques bibliothèques privées, ouvertes au public, mais aux heures d'ouverture réduites.
Il y a enfin quelques bibliothèques, certes dynamiques, mais plus spécialisées telles celles de l'Info Video Center, du CID Femmes, du Centre national de l'audiovisuel, du Centre national de littérature, les bibliothèques de l'Institut Grand-ducal, celles des différents Centres culturels entretenus par les gouvernements des États voisins et j'en passe. Remarquons toutefois que, si ces institutions sont toutes accessibles au public, elles ne fonctionnent pas forcément toutes comme institutions de prêt.
Ne soyons pas pessimistes pour autant: nous disposons d'ores et déjà d'un réseau virtuel de bibliothèques populaires, donc de prêt et de lecture. Il faudra maintenant la volonté politique de le réaliser sur le terrain. Je pense d'abord aux bibliothèques des centres scolaires primaires au niveau régional, qui pourraient enrichir leur offre, s'ouvrir au public et servir de points d'accueil convivial du bibliobus.
On évoquera ensuite et surtout les bibliothèques des enseignants et des élèves fonctionnant au sein des établissements de l'enseignement secondaire. Ce serait faire fausse route que de considérer ces bibliothèques déjà en place comme des institutions seulement complémentaires à de nouvelles bibliothèques décentralisées (voir Plaidoyer pour une bibliothèque du XXe siècle). Réorientons plutôt les bibliothèques existantes des lycées pour en faire des institutions ouvertes au grand public, fonctionnant au sein des écoles secondaires! Dès lors, des centres scolaires régionaux comme Wiltz, Echternach, la Nordstadt (Ettelbruck-Diekirch) ou Pétange seraient pourvus d'antennes bibliothécaires publiques. Ajoutons-y les nouveaux lycées en gestation à Rédange et à Mamer et nous obtiendrions un maillage de bibliothèques populaires impressionnant... Le ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire préconise une certaine régionalisation du pays : à chaque région sa bibliothèque populaire?
Une loi sur la lecture!
Il est évident qu'il faudra donner une assise légale solide à un tel réseau, statut flexible qui puisse tenir compte des situations historiques et des vocations premières: bibliothèques scolaires, bibliothèques municipales ou régionales. Il est évident aussi qu'il faudra définir une institution centrale à laquelle il conviendra de confier une mission de réflexion, de coordination et d'impulsion.
Voyons d'abord pour l'institution centrale. Cette fonction reviendra-t-elle tout naturellement à la Bibliothèque nationale? Il faudra bien soupeser le pour et le contre d'un tel choix, étant donné que la Bibliothèque nationale a acquis au fil des temps une culture d'institution essentiellement patrimoniale et scientifique. La vocation de ce que j'appellerai la Bibliothèque populaire centrale, nous l'avons vu, sera tout autre. Il pourrait s'avérer contre-productif de mélanger les genres, de grever la vocation de bibliothèque de recherche de la vocation, disons conviviale.
Mais l'essentiel n'est pas là. Soulignons plutôt que ce serait encore faire fausse route que de concevoir l'institution centrale comme magasin central à partir duquel les comptoirs extérieurs seraient alimentés (voir d'Land cité). Il faudra plutôt, en matière d'acquisition et de gestion, sauvegarder aux institutions décentralisées une grande part d'autonomie.
Il appartiendra à la Bibliothèque populaire centrale d'élaborer des directives générales, de coopérer à l'élaboration des budgets et de prendre en main des missions qui dépassent le cadre local ou régional. Je pense à l'élaboration, puis à la mise en oeuvre de plans nationaux quinquennaux pour la promotion de la lecture, à l'élaboration de plans d'équipements etc. Je pense encore à la formation continue des bibliothécaires et documentalistes, à l'organisation de l'accueil et de la "guidance" des "clients", à l'organisation de séries de conférences, d'exposition, de "journées du livre et de la lecture" etc.
En matière de statut des institutions décentralisées, la loi sur l'enseignement musical peut montrer la voie, y compris pour les bibliothèques appelées à fonctionner au sein d'institutions scolaires: élaborons un cadre légal et réglementaire décrivant les objectifs des bibliothèques locales et régionales et, en fonction de ceux-ci, assurant à ces institutions des moyens adéquats en personnel et en dotations financières. Jetons les bases pour le statut et la formation des agents travaillant dans ces institutions! Enfin arrêtons un cadre flexible permettant à des institutions d'origines et de vocations premières diverses de coopérer, entre elles et avec la Bibliothèque populaire centrale.
Toutefois, en un point essentiel, une future loi sur la lecture devra innover. La loi sur l'enseignement musical ne prescrit pas aux communes de créer des écoles de musique. Toute loi sur la lecture cependant devra faire aux communes une obligation de créer et d'entretenir une bibliothèque populaire ou du moins de participer à pareil projet dans le cadre d'un syndicat intercommunal ou régional, quitte à déléguer cette mission à un établissement public autonome. Les communes ont l'obligation d'entretenir des écoles; elles auront aussi l'obligation d'avoir cette institution culturelle de base qu'est une bibliothèque.
Il se trouve que le gouvernement et les partis politiques réfléchissent en ce moment à une nouvelle répartition des charges entre l'État et les communes. L'action culturelle fait souvent partie des responsabilités partagées. Les aléas de l'agenda politique font donc que l'État et les communes pourront à présent entamer leur réflexion sur une éventuelle nouvelle loi qui fera date en matière culturelle et qui engagera elle aussi et l'autorité supérieure et l'autorité locale - à savoir une loi sur la lecture - clé du savoir, clé de l'accès à la culture et clé de notre participation à la démocratie.