L’histoire de l’art est aussi l’histoire du patriarcat. De Gustav Klimt à Pablo Picasso, d’Alfred Stieglitz à Oskar Kokoschka, les artistes masculins sont nombreux et leurs œuvres bien connues du grand public. On devine cependant, à travers ce monopole viril de la reconnaissance internationale, l’indice d’une discrimination à l’endroit des femmes, si longtemps écartées de la pratique des arts. Dora Maar, par exemple, est davantage citée en tant que modèle et maîtresse de Picasso que pour sa production picturale et photographique. On pourrait évoquer aussi le cas de Berthe Morisot parmi les impressionnistes, ou encore, plus près de nous, de Tina Modotti ou de Georgia O’Keeffe, pour citer quelques artistes féminins réunis au Centre Pompidou-Metz à l’occasion de l’exposition Couples modernes. Conçue en collaboration avec le Barbican Centre de Londres, la manifestation offre un vaste panorama d’artistes ayant à la fois vécu et travaillé ensemble. L’art, comme l’amour, se partage et se pratique à deux, à trois ou à quatre, selon la sensibilité et les plaisirs de chacun, faisant place à des formes de cohabitation et de coopération artistique aussi originales qu’inédites.
Conformément au parti pris interdisciplinaire adopté depuis sa création par l’institution messine, des tableaux côtoient à égalité des photographies, des dessins, des poèmes, des extraits de films, assortis de témoignages relatifs au contexte de production – croquis préparatoires, lettres, parutions, manifestes, et cetera. L’œuvre et le document s’entrelacent ici continuellement pour célébrer l’union, chère aux mouvements d’avant-garde du XXe siècle, de l’art et de la vie. L’heure est venue, en outre, de décloisonner les disciplines. D’étranges personnages masqués s’invitent ainsi dans les chorégraphies de Lavinia Schulz (1896-1924) et de Walter Holdt (1899-1924). Dans les rues de Moscou, Mikhaïl Larionov (1881-1964) et Natalia Gontcharova (1881-1962) déambulent le visage et le corps peinturlurés. Outre leurs performances pionnières dans l’espace public, le duo fonde, en 1912, le rayonnisme, en écho au futurisme de l’Italien Marinetti.
Un Paysage (1912) de Larionov, avec ses lignes saillantes, sa composition dynamique, et ses éclairs de lumière qui semblent vouloir brûler le sujet représenté, fait sensation. Les photographies renversantes d’Alexander Rodtchenko (1891-1956) et de Varvara Stepanova (1894-1958) synthétisent l’art du montage, de l’affiche et de la typographie. Des films d’Eisenstein aux excentricités phonétiques de Velimir Khlebnikov, de nombreuses expérimentations formalistes voient le jour en Russie, avant comme après la Révolution bolchévique.
En Allemagne, trois autres Russes, Vassily Kandinsky (1866-1944), Marianne von Werefkin (1860-1938) et Alexej von Jawlensky (1864-1941), fondent aux côtés de Gabriele Münter (1877-1962) la Nouvelle Association des artistes de Munich. Ils ont pour habitude de se ressourcer en Bavière, dans le village de Murnau.
Le public pourra admirer les paysages lyriques que Jawlensky et Werefkin auront exécuté au cours de leur séjour. À peu près au même moment le poète Blaise Cendrars exalte, dans La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, la vitesse, l’électricité, le transport, la modernité industrielle. Le recueil paraîtra en 1913 avec des illustrations en couleurs de Sonia Delaunay-Tercken. L’année suivante, la peintre inscrira le titre de cet ouvrage sur sa toile Prismes électriques (1914). À la suite de Robert Delaunay, les photographies de Germaine Krull et d’Eli Lotar témoignent de l’attrait exercé par la Tour Eiffel, véritable symbole de l’ère industrielle.
L’utopie moderniste se rencontre aux quatre coins de l’exposition Couples modernes, dans des salles conçues comme des alcôves de créativité. Outre la centaine d’artistes représentés – parmi lesquels figurent évidemment Frida Kahlo et Diego Rivera, mais aussi les méconnus et talentueux Arpad Szenes et Maria Helena Vieira da Silva – la manifestation permet d’explorer les grands mouvements artistiques de la première moitié du XXe siècle, de Dada au futurisme, du constructivisme au Bauhaus.