« Si le Luxembourg ne peut pas être solidaire, qui le serait ? » lance le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP), vis-à-vis du Land. Et reprend ainsi l’engagement du Premier ministre Xavier Bettel (DP), lancé lors du briefing pour la presse après la réunion du conseil de gouvernement, mercredi 13 mai dernier. Le même jour, le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker (CSV), a présenté une proposition d’agenda européen pour « mieux gérer les migrations dans tous leurs aspects », qui, pour une action immédiate et à côté du triplement des ressources pour les opérations de surveillance en mer (Triton et Poséidon) ou des opérations pour démanteler les réseaux de passeurs ou de lutte contre le trafic de migrants, propose de répartir quelque 20 000 « personnes déplacées qui ont manifestement besoin d’une protection internationale » selon des quotas calculés sur base de la population et du PIB parmi les 28 pays de l’Union. Pour le Luxembourg, un tel système équivaudrait à 147 personnes. « Sur cette question, nous devons émettre le message que nous sommes solidaires, un point, c’est tout ! » le reformule Jean Asselborn.
« On ne doit pas réagir par les émotions, avait concédé Xavier Bettel la semaine dernière, mais voir ce qui est réaliste de faire. » Parce qu’en avril, après avoir vu les images terribles du naufrage d’un bateau surchargé au large des côtes libyennes ayant fait presque 800 morts, les politiques et l’opinion publique étaient consternés – et déterminés à y remédier. Mais après un premier sommet d’urgence des dirigeants européens le 23 mai, la publication de l’agenda de la Commission la semaine passée et le conseil affaires générales en début de cette semaine, le ton a déjà changé. La France, la Grande-Bretagne, l’Espagne ou la Hongrie s’opposent désormais fermement à l’idée même de quotas, estimant qu’ils font déjà assez pour l’accueil de migrants. Or, l’idée de la Commission est de décharger les pays du Sud, notamment l’Italie ou la Grèce, qui accueillent le plus grand nombre de nouveaux venus. En 2014, le nombre de demandes d’asile enregistrées en Europe a augmenté de 44 pour cent par rapport à 2013, soit de 191 000 personnes, à 626 000 nouvelles demandes, dont 123 000 Syriens, 72 000 de plus qu’en 2013 (chiffres : Eurostat). Le plus grand nombre de ces demandes fut enregistré en Allemagne (202 700 personnes ou 32 pour cent), suivie de la Suède (81 200) et de l’Italie (64 600, soit une augmentation de 143 pour cent par rapport à 2013). L’Europe serait même prête à rémunérer la solidarité et met à disposition cinquante millions d’euros en 2015/2016 de son fonds Asile, Migration et Intégration (Amif) pour ce programme de resettlement.
« La proposition de la Commission est bonne, mais cela ne peut fonctionner que si tous les pays y participent », estime le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, qui est également en charge de l’Immigration. « En même temps, certains des plus réticents ont un autre agenda, national, avec des partis de droite, voire d’extrême-droite qui leur causent beaucoup de soucis. De tels quotas pourraient provoquer une crise gouvernementale chez eux… » Les personnes que l’Union veut réinstaller seraient des migrants ayant le statut de réfugiés selon la convention de Genève, donc ayant déjà pu prouver qu’elles ont été persécutées ou risquaient la mort dans leur pays d’origine.
Pour Corinne Cahen (DP), la ministre de la Famille et de l’Intégration, cette annonce de nouveaux arrivants est un véritable casse-tête. « Bien sûr que nous avons un grand cœur et que nous voulons accueillir ces gens », promet-elle, tout en se demandant comment et où ? Car après avoir logé les 43 réfugiés syriens arrivés à l’aéroport le 5 mai dans le cadre d’un engagement similaire, et 28 en 2014, « nous n’aurons plus un seul lit de libre ». Corinne Cahen et son nouveau directeur de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration (Olai), Yves Piron, ont beau afficher une dynamique de renouveau et la meilleur volonté du monde dans ce domaine, ils se heurtent à l’opposition sur le terrain. « Nous avons seulement pu ouvrir des foyers pour demandeurs de protection internationale à Mersch et à Bertrange, qui furent des projets de mes prédécesseurs », regrette la ministre, constatant qu’ailleurs, les chantiers traînent, comme à Bridel, ou, dernièrement, à Sandweiler, où la commune s’oppose à la structure d’accueil d’urgence proposée. Cette structure en containers devait être opérationnelle pour cet hiver, notamment pour l’accueil d’urgence de sans domiciles fixes de la Wanteraktioun, ou pour faire face à un éventuel « afflux massif » de demandeurs de protection internationale, mais face au refus de la commune de lui accorder une autorisation de construire selon les plans actuels, jugés trop grands, il doit être repensé et la procédure recommencée. « Et même si les communes étaient d’accord aujourd’hui, les lits ne seraient pas encore disponibles demain », constate la ministre.
Ces blocages et lenteurs ne datent pas d’hier. L’ancienne ministre Marie-Josée Jacobs (CSV) s’en plaignait elle aussi très régulièrement, faisant miroiter le spectre de l’introduction de quotas nationaux pour faire pression. Une idée qui agace les édiles communaux, tout comme ils réagissent de manière épidermique aux reproches d’un manque de solidarité qui leur est régulièrement fait par les ministres successifs. « Beaucoup d’élus estiment pourtant avoir prouvé par leurs actes qu’ils considèrent avoir une responsabilité morale dans ce domaine, ce que Madame le Ministre omet d’honorer dans ses propos », écrit ainsi leur syndicat, le Syvicol, dans un communiqué du 24 avril, après une interview de la ministre dans le Luxemburger Wort. Et de citer les initiatives, réunions et propositions de mise à disposition d’infrastructures de communes, qui seraient désormais déjà 44 à accueillir des foyers ou maisons pour demandeurs de protection internationale.
Or, il ne faut pas se leurrer, derrière les grands discours de solidarité affichée, il y a toujours aussi des intérêts financiers : sur le plan européen, les pays les plus « solidaires » toucheraient ainsi proportionnellement le plus de ces cinquante millions d’euros. Sur le plan national, les communes ont souvent une bâtisse en piètre état sur leur territoire, qu’elles aimeraient voir restaurée en tant que foyer aux frais de l’État – le bâtiment-type de ce genre étant actuellement le presbytère désaffecté. En même temps, et il y a une constante dans ce domaine : les gouvernements successifs n’ont jamais profité des périodes creuses entre les arrivées massives de demandeurs d’asile pour restaurer les foyers ou en construire de nouveaux. Ces travaux n’ont commencé que maintenant, avec la construction d’un nouveau foyer de premier accueil (Don Bosco) au Limpertsberg et la rénovation prévue du centre Héliar à Weilerbach. L’Olai a à sa charge quelque 1 400 personnes, dont il assure le logement et l’encadrement psycho-social. En ce moment, et depuis 2013, nous sommes dans une période plus calme, les nouvelles demandes sont tombées de plus de 2 000 en 2011 et 2012 à la moitié, quelque mille nouvelles demandes ces deux dernières années. Entre janvier et avril de cette année, 353 nouvelles demandes de protection internationale ont été déposées au ministère des Affaires étrangères, toujours prioritairement des Balkans (Kosovo, Monténégro, Bosnie-Herzégovine et Albanie), avec, toutefois, et c’est assez récent, aussi 24 personnes venant de Syrie. Ce sont elles qui ont le plus de chances d’avoir une réponse positive à leur demande de statut de réfugié – cette année, seules 70 personnes ont obtenu ce statut tant convoité, sur 516 décisions prises. « Selon les estimations européennes, ajoute Jean Asselborn, 80 pour cent des personnes qui demandent l’asile en Europe sont des réfugiés économiques. C’est la grande question de principe qui sous-tend l’orientation de toute notre politique : qui a droit à la protection internationale avec tous ses privilèges ? » Soit des papiers, de la sécurité, le droit de travailler et de toucher des aides sociales. Pour lui, il est évident que ceux qui sont bien conscients que leur demande n’a pas de chance d’aboutir parce qu’ils proviennent d’un pays considéré comme sûr et tentent juste de fuir la misère chez eux, devraient libérer les places pour ceux qui risquent leur vie dans leur pays d’origine.
Or, dans le domaine des migrations, il y a aussi ceux, sociologues, économistes, politologues ou ONGs, qui prônent une approche radicalement différente, et qui estiment qu’une ouverture absolue des frontières entrainerait une auto-régulation et une réduction drastique du nombre de morts. Le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker lui-même adresse le problème fondamental dans un petit film pédagogique publié sur internet et qui circule sur les réseaux sociaux : en réalité, l’Europe a besoin des migrants. Parce que les taux de natalité sont en baisse, et que la population vieillit. Selon les projections de la Commission, le taux de la population active baisserait de 65,5 pour cent aujourd’hui à 56,6 pour cent en 2060. C’est pourquoi, tout en chassant les passeurs et leurs bateaux, en essayant de repêcher des migrants en mer et en cherchant à renforcer l’aide au développement dans les pays d’origine des réfugiés, l’Union doit repenser les voies d’immigration légale.