Deux mois avant le referendum du 7 juin, les opposants au droit de vote pour étrangers s’organisent. Leur voix devient de plus en plus forte

(Keng) Rechter fir déi Bäigeprafften

d'Lëtzebuerger Land vom 17.04.2015

Ils sont deux copains Fred Keup habite Mamer, Steve Kodesch est originaire de Kehlen. Ils sont trentenaires, Luxembourgeois, politiquement intéressés. « Nous avons toujours trouvé cette idée d’un droit de vote pour les étrangers aberrante, affirme Fred Keup, et ce dès qu’elle fut lancée la première fois, en 2013. » Parce que la campagne officielle ne commence que le 10 mai, un mois avant le vote, et qu’ils avaient l’impression que les défenseurs du Oui dominaient la sphère publique, notamment par la plateforme Minté (Migrations et intégration), regroupant une vingtaine d’associations de défense des droits des étrangers et des syndicats (à l’exception de la CGFP, passionnément opposée), ils se sont lancés en mars, avec le site Internet Nee2015.lu. « Au début, nous ne voulions faire que ce site et des autocollants que les gens pourraient commander chez nous pour marquer leur opposition au projet, continue Fred Keup. Mais nous avons été étonnés nous-même par l’écho que nous avons eu… »

En quelques semaines, leur page Facebook a recueilli plus de 2 500 mentions « J’aime », on y discute passionnément, la plupart des utilisateurs étant offusqués par la seule idée d’un droit de vote pour les résidents étrangers. « Sur Internet, la majorité de ceux qui adhèrent ont notre âge, entre trente et quarante ans », ajoute Fred Keup, qui est professeur de géographie et d’instruction civique, dit dévorer la presse et connaît les chiffres des sondages d’opinion et leur évolution du bout des doigts. Par l’envoi régulier de communiqués de presse, actualisation de leur page web et des courriers aux communes pour que le Non soit représenté dans les nombreux débats qui s’organisent à travers le pays, les deux copains ont trouvé une résonance croissante. Jusqu’à cette semaine, lorsque le député ADR Fernand Kartheiser s’est fait le héraut de leur cause à travers des questions parlementaires reprenant leurs arguments ou demandant un soutien financier pour le camp du non. L’ADR est, comme le CSV, opposé au droit de vote des étrangers. « Nous n’avons aucune obédience politique, insiste pourtant Fred Keup. Nous n’avons contacté ni l’un ni l’autre des partis opposés. Monsieur Kartheiser a simplement fait siens nos arguments. » Avant d’ajouter : « Ce qui nous importe prioritairement, c’est que le débat public soit équilibré, que ceux qui défendent le Non soient également écoutés. Nous ne voulons pas être limités aux sept pour cent des gens qui votent ADR, mais parler pour toute la population »

Car en fait, insiste-t-il, le Non ne représente pas une minorité, mais plutôt la majorité des Luxembourgeois. Les résultats du dernier sondage Politmonitor TNS-Ilres pour RTL et le Luxemburger Wort, publié le 1er avril, indiquait que le Non l’emporterait sur cette question : 48 pour cent des Luxembourgeois y seraient opposés, alors que 80 pour cent des résidents étrangers y sont favorables. Or, ce sont les Luxembourgeois qui ont le droit de vote, ce sont eux qui décideront de partager leur pouvoir politique – ou non. D’ailleurs, les résidents nationaux considèrent à une très large majorité (62 pour cent) qu’il s’agit d’une mesure purement symbolique, alors que la même proportion de résidents étrangers y voient une « réelle avancée » démocratique.

L’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) était toujours opposé à un débat sur le droit de vote à attribuer aux non-Luxembourgeois, de peur d’une possible scission de la population entre les adhérents et les opposants, alors qu’au quotidien, la cohabitation entre les différentes communautés du Luxembourg se passe plutôt bien. L’idée d’introduire ce droit aux législatives émanait du patronat notamment, reprise début 2013 par le ministre socialiste de l’Économie Etienne Schneider. Leur argument : il serait anti-démocratique d’exclure 44 pour cent de la population de la prise de décision. « No taxation without representation » est le principe cité par les défenseurs du Oui, un slogan qui remonte au XVIIIe siècle et fut utilisé dans les colonies britanniques outre-Atlantique par ceux qui se sentaient exclus de la prise de décision qui se faisait à Londres.

Aujourd’hui, le CSV est contre le droit de vote pour les étrangers, estimant que, s’il faut effectivement combler le déficit démocratique, le meilleur moyen serait de faciliter l’accès à la nationalité luxembourgeoise, en baissant les conditions pour y avoir accès (le même CSV avait, par son ministre de la Justice de l’époque, François Biltgen, augmenté la durée de résidence nécessaire pour devenir Luxembourgeois de cinq à sept ans en 2008, lors de l’introduction de la double nationalité) ou en introduisant le droit du sol, par lequel les enfants nés au Luxembourg deviendraient automatiquement Luxembourgeois avec l’accomplissement de leur 18 ans. Ses électeurs semblent lui donner raison : 62 pour cent de ceux qui affirment voter CSV sont opposés au droit de vote pour étrangers, toujours selon le Politmonitor d’avril (les jeunes du CSJ par contre sont en faveur de ce droit de vote). Et 82 pour cent des électeurs de l’ADR y sont opposés, alors que, parmi les autres partis, l’adhésion diminue de gauche à droite, de 70 pour cent des électeurs de La Gauche qui y sont favorables à 54 pour cent de ceux du DP.

On sait que la discussion sur la possible introduction d’un droit de vote pour étrangers fut une des principales pommes de discorde entre les trois partis de la majorité gouvernementale DP-LSAP-Verts, et ce dès les premiers contacts, le DP y ayant traditionnellement été plutôt réticent. Ce qui explique la tournure extrêmement alambiquée de la question qui sera posée au referendum du 7 juin et qui comporte plusieurs restrictions fondamentales : « Approuvez-vous l’idée que les résidents non-Luxembourgeois aient le droit de s’inscrire de manière facultative sur les listes électorales en vue de participer comme électeurs aux élections pour la Chambre des Députés, à la double condition particulière d’avoir résidé pendant au moins dix ans au Luxembourg et d’avoir préalablement participé aux élections communales ou européennes au Luxembourg ? » Il faut donc déjà avoir derrière soi un parcours du combattant – beaucoup plus dur que celui nécessaire pour devenir Luxembourgeois – : habiter depuis dix ans au Luxembourg et avoir participé soit aux communales, soit aux européennes. Selon l’état actuel des choses, 35 000 personnes seraient concernées aujourd’hui et auraient le droit de vote. On est loin de la crainte d’une Überfremdung avancée par les commentaires les plus alarmistes sur les réseaux sociaux.

Il y a donc, dans la sphère politique, une division très claire entre les adhérents au Non, à droite (représentant un peu plus de 40 pour cent des électeurs, CSV et ADR confondus, selon les résultats des législatives de 2013), et ceux du Oui, au centre-gauche. Dans les débats manichéens, le Oui serait progressiste, à la pointe du courage politique, offrant ce qu’aucun autre pays européen n’offre actuellement. Et le Non serait conservateur, preuve d’un repli identitaire et d’un refus de partager le pouvoir avec ceux qui, pourtant, contribuent tous les jours, par leur travail et leurs impôts, au bien-être du pays.

Il y a des parallèles évidentes entre la campagne pour le référendum sur la constitution européenne de 2005 et celle d’aujourd’hui : à l’époque, le camp du Non avait les mêmes difficultés à se faire entendre dans la communication officielle – alors que, en principe, les institutions publiques devraient être neutres et ouvrir le débat à tous les intervenants (qui n’enfreignent pas l’ordre public). Lors des débats officiels qui seront organisés par la Chambre des députés, chacune des opinions sera ainsi clairement défendue par les représentants des partis politiques respectifs, CSV et ADR d’un côté, DP, LSAP, Verts et Gauche de l’autre. Au-delà, les animateurs de Nee2015 militent activement pour que des représentants de leur opinion soient invités à côté de ceux de Minté, en faveur du droit de vote. Les termes qu’ils avancent pour motiver leur refus sont de l’ordre du symbolique : le droit de vote devrait être, à leurs yeux, réservé à ceux qui auront opté pour la nationalité luxembourgeois et ainsi prouvé leur « lien affectif avec notre pays » en s’identifiant à sa langue, son histoire, son identité et ses traditions. En ouvrant le droit de vote aux non-Luxembourgeois, la nation abandonnerait même sa souveraineté, toujours selon Nee2015. Des arguments qui font se hérisser les poils sur la tête des membres de Minté et d’un certain nombre de blogueurs, qui essaient de démonter ce discours. À l’extrême-droite, il est récupéré par des gens comme Nico Castiglia, un homme d’affaires plusieurs fois condamné, ancien membre et candidat du Parti pirate et qui veut lancer, le 25 avril, un nouveau parti, le Sozial Demokratesch Vollekspartei, s’inspirant du Front national, et promet entre autres de limiter le nombre d’immigrés au Luxembourg. « Je ne connais pas Monsieur Castiglia, on ne s’est jamais rencontrés », répond Fred Keup à la question s’il y a une proximité entre les deux initiatives.

Il y a déjà un droit de vote pour non-Luxembourgeois au grand-duché : les résidents étrangers peuvent voter aux élections communales et européennes, traité de Maastricht oblige. Or, toutes les études prouvent que cela a assez peu changé le paysage politique autochtone : le poids de l’électorat non-Luxembourgeois aux dernières élections communales, en 2011, n’était que de douze pour cent ; seuls 7,2 pour cent des élus n’ont pas la nationalité luxembourgeoise. « Le bourgmestre portugais de Larochette était une chimère », écrit Sylvain Besch, le directeur du Cefis (Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales, principal observateur du comportement électoral des non-Luxembourgeois), dans une publication sur le sujet. À ses yeux, pour les politiques et futurs politiques, « la conviction politique prime avant tout, non la communauté de nationalité à laquelle on appartient ». Pour lui, ce qui se passe actuellement, « c’est un débat entre une vision idéale des principes démocratiques et de la citoyenneté d’un côté, et de l’autre la souveraineté nationale, la culture et la langue luxembourgeoise ». Regrettant entre autres les « arguments simplistes et commodes » et « l’opposition réductrice entre ‘Nous’, les autochtones, et ‘Eux’, les étrangers. » Il y a cinquante ans encore, les villageois considéraient avec dédain chaque nouvel habitant de Bäigeprafften (la greffe), qu’il vienne du village voisin ou d’une autre région du pays. Il n’accédait au rang de semblable qu’après des années d’engagement dans la communauté, de cuites avec les locaux, de dons aux pompiers et de fréquentation assidue de la messe du dimanche. C’est ce que les opposants au droit de vote pour les étrangers demandent encore aujourd’hui à ces nouveaux résidents qui viennent de plus loin.

Au cas où le Oui l’emportait, il demeure de nombreuses inconnues et incongruités dont mettent en garde des intervenants répudiés sérieux comme le juriste, expert en droit constitutionnel de l’Université du Luxembourg Luc Heuschling. Qu’en est-il par exemple du lien entre les électeurs non-Luxembourgeois et leur pays d’origine ? S’ils gardent leur propre nationalité, ils dépendront toujours de leur pays – et adopteraient donc des lois luxembourgeoises auxquelles ils ne seront pas soumis ? « Ce sont les autres, les étrangers, qui feront la loi civile des Luxembourgeois », s’alarmait-il dans un article au mensuel Forum, en février 2013 déjà. Avant de plaider lui aussi pour un allègement de l’acquisition de la nationalité comme alternative. De toute façon, après la question de principe posée au référendum, il faudrait clarifier tous ces points de détail imprécis dans une loi sur les conditions d’un tel droit de vote.

Si les partis de la majorité et leurs administrations avancent comme sur des œufs dans le débat sur les questions de référendum, c’est qu’ils savent que chaque référendum est aussi un vote-sanction pour le gouvernement qui l’organise. Et si autant de voix énervées crient « trois fois Non ! » actuellement, les commentaires sur les forums de discussion et les réseaux sociaux prouvent qu’il s’agit d’un désaveu plus général de la politique du gouvernement Bettel-Schneider-Braz.

josée hansen
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