Elles passent leur temps à vérifier et à classer des bons en tous genres. « Ce n’est pas normal, dit Yves Piron. Les assistantes sociales devraient pouvoir faire leur travail sur le terrain et non pas de la comptabilité ! » Recruté en tant que président d’un comité de pilotage en charge de la réforme de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration (Olai) en septembre dernier, Yves Piron, 51 ans, chemise et lunettes design et naturel avenant, est directeur de l’office depuis le 1er février et « enfin » en charge de la mise en musique d’une nouvelle approche de l’accueil des demandeurs de protection internationale à laquelle il réfléchit depuis cinq mois. Si on lui a reproché d’avoir bénéficié de la sympathie de la ministre de la Famille et de l’Intégration Corinne Cahen (DP), qui était présidente de l’Union commerciale de la Ville de Luxembourg lorsque lui en fut directeur, il n’y voit que du feu. Au micro de RTL Radio Lëtzebuerg, il explique qu’il a posé sa candidature suite à l’appel public et qu’il a été choisi pour ses compétences et ses qualités de médiateur. Vis-à-vis du Land, il avance sa formation en sciences politiques, son premier emploi en tant qu’attaché parlementaire des députés socialistes Jeannot Krecké et René Kollwelter ou encore son expérience auprès de Médecins sans frontières, avec des nombreuses missions sur le terrain, notamment en Afrique, pour justifier son intérêt pour le métier. Au moins, il n’a pas froid aux yeux, n’esquive pas les questions qui fâchent et communique, communique, communique. « La ministre et moi-même prônons la plus grande transparence sur notre travail dans ce domaine », affirme-t-il.
Si les assistantes sociales doivent classer de petits papiers, des bons et factures pour les moindres dépenses des demandeurs d’asile, cela remonte à la réforme de 2012 du règlement grand-ducal sur l’aide sociale qui leur est accordée. En 2011/2012, plus de 2 000 nouveaux arrivants avaient déposé une demande de protection par an, essentiellement des Roms des Balkans invoquant la persécution, ou du moins la discrimination chez eux. L’Olai était complètement dépassé par cet « afflux massif » comme l’appelle, avec le recul, Yves Piron, les foyers, déjà en piètre état, surchargés. Alors la ministre de la Famille de l’époque, Marie-Josée Jacobs (CSV) eut l’idée de diminuer de plus de 70 pour cent l’aide financière aux demandeurs – ils n’allaient plus toucher que 25 euros par mois – et de les remplacer par des bons donnant droit aux produits de première nécessité, comme les produits d’hygiène par exemple. Avec l’idée en tête – jamais exprimée publiquement – de tout faire pour les décourager d’appeler leurs cousins et cousines, et de les motiver à quitter le Luxembourg le plus vite possible, leurs chances d’obtenir le si convoité statut de réfugié étant de toutes façons extrêmement limitées. Pour les assistantes sociales, ce nouveau système plus restrictif impliquait cette gestion administrative fastidieuse.
« J’ai vu tout de suite que c’était absurde, qu’il faut absolument changer cela ! » dit Yves Piron. D’autant plus qu’aujourd’hui, les six assistantes sociales employées par l’Olai sont en charge de quelque 1 400 demandeurs logés dans les structures gérées directement par l’État, soit, sans compter le trajet entre la cinquantaine de foyers et autres structures d’hébergement, dix minutes à accorder par mois à chacun d’entre eux. Une situation kafkaïenne, d’autant plus inacceptable que de plus en plus de demandeurs arrivent avec des traumatismes graves, notamment de guerre comme ceux arrivant de Syrie ou d’Ukraine, et ont besoin d’une prise en charge beaucoup plus poussée que ce ne fut le cas il y a encore cinq ans, souligna la ministre de la Famille Corinne Cahen lors d’une conférence de presse sur la réforme de l’accueil et de l’asile le 30 janvier.
Pour les demandeurs de protection internationale, la réforme de 2012 impliquait surtout d’être déresponsabilisés, réduits à être assistés, passifs. Dans la nouvelle approche que prônent la ministre et le directeur de l’Olai, cette philosophie sera inversée : il faut, au contraire, activer au maximum les demandeurs en les impliquant dans leur vie quotidienne, en les encourageant à suivre des formations, à faire de menus travaux dans leurs foyers (pour lesquels ils toucheront une indemnité), en faisant eux-mêmes la cuisine au lieu de descendre à la cantine où sont servis des repas préparés en usine. Un projet de loi (n°6775) « relatif à l’accueil des demandeurs de protection internationale au Luxembourg » et qui doit entre autres transposer le volet accueil du « paquet asile » européen en droit luxembourgeois, vient d’être déposé à la Chambre des députés (le 6 février). Il prévoit aussi le recrutement de 19 personnes supplémentaires – deux éducateurs gradués, huit éducateurs, deux assistants sociaux et des employés et ouvriers – pour mettre en musique cette politique plus proactive. La fixation des conditions pratiques de l’aide sociale toutefois se fera dans un règlement grand-ducal à suivre.
« Ce que je veux avant tout maintenant, c’est ouvrir le débat ! » affirme Yves Piron. Son volontarisme tranche avec le défaitisme qui dominait la politique d’asile ces dernières années. Quoiqu’il arrivât, le message de la part du ministère de la Famille et de l’Intégration et celui de ses offices était toujours négatif – de toute façon, on ne va pas trouver de communes prêtes à accueillir un foyer sur leur territoire ; de toute façon, ces demandeurs ne viennent que pour des raisons économiques et ne sont pas de « vrais réfugiés » ; de toute façon, la population sera contre nous, de toute façon… Rien de tout cela n’était exprimé en public, bien sûr, mais c’était le ténor latent de la politique. Alors entendre Yves Piron énoncer ses projets et son approche dynamique, le voir retrousser les manches et vouloir changer la situation fait son petit effet.
Il a hérité de dossiers sensibles et d’un office en crise, ce que confirma un audit de Ernst & Young publié en juillet dernier ? La directrice de l’époque, Christiane Martin, à laquelle l’audit reprocha une gestion humaine hasardeuse, fut réorientée vers le ministère de l’Immigration, où elle est désormais en charge des droits de l’Homme et de la jurisprudence européenne. Et le si contesté responsable du logement, craint par les demandeurs d’asile pour son caractère cholérique et sa gestion jugée arbitraire, fut encouragé à prendre la retraite. Ces solutions diplomatiques à la luxembourgeoise auraient, de cela Yves Piron est persuadé, décoincé l’ambiance à l’office. Il veut désormais encourager les « grandes compétences » disponibles à mieux communiquer en interne et à s’impliquer avec des idées créatives et originales pour réorienter leur politique.
Deuxième dossier chaud que le désormais directeur officiel a à gérer : le logement des demandeurs d’asile. Entre les deux pics d’arrivées massives de nouveaux demandeurs, vers 2000 lors des guerres des Balkans et en 2011/2012, et aujourd’hui, rien n’a été fait pour désengorger les foyers – ou si peu. Ces structures, il y en a une soixantaine pour 2 000 lits (dont 800 sous gestion de la Caritas ou de la Croix-Rouge), sont souvent vétustes, les chambres surchargées. L’Olai veut les rénover (Weilerbach, le plus grand, sera attaqué en 2016) et en construire de nouveaux. Pour cela, Yves Piron cherche le dialogue avec les communes, par le biais du Syvicol (Syndicat des villes et communes), parle de solidarité et de « responsabilité partagée ». Certaines se sont déjà manifestées, il ira par exemple visiter, avec la ministre, le presbytère de Frisange, qui pourrait être transformé en foyer. « D’ailleurs, il y a pleins de presbytères vides à reconvertir suite à la réforme du patrimoine de l’Église, constate Yves Piron. Ils sont intéressants, parce que idéalement situés au cœurs des villages. » L’Olai prendrait alors en charge le loyer et l’entretien, ce qui peut arranger les communes qui n’en porteront plus le poids.
L’Olai a aussi pris contact avec le Fonds de logement afin de développer l’idée de l’intégration de foyers pour demandeurs de protection internationale dans les projets de logements sociaux. Un projet-pilote est élaboré à Eich actuellement. L’idée de quotas par commune, lancée par le précédent gouvernement afin de motiver les communes à s’impliquer, a toutefois été abolie par Corinne Cahen, jugée trop coercitive dans ce dossier sensible. « Et parce que nous avons des besoin de foyers avec une certaine masse critique pour pouvoir mettre en place nos projets sociaux à l’avenir », explique le directeur. Selon ses estimations, il faudra quelque 200 à 300 nouveaux lits par an dans l’immédiat. En parallèle à la recherche de nouvelles structures, il veut décharger celles qui existent, encombrées par dix pour cent de demandeurs ayant obtenu un statut, mais qui ne trouvent pas à se loger sur le marché local en surchauffe, et à quarante pour cent par des demandeurs déboutés qui ne sont pas expulsés ou motivés à rentrer chez eux, faute de papiers ou pour d’autres raisons dépendant du ministère de l’Immigration. Selon la loi, ils n’ont plus droit qu’à l’accueil minimal, logement et nourriture. « En principe, nous ne serions plus en charge de leur encadrement » explique Yves Piron, qui affirme qu’il n’y a pas vraiment de budget disponible pour les aider, mais que le Luxembourg aurait toujours une approche « très humaine », ce que viennent d’ailleurs de lui confirmer les représentants de l’UNHCR rencontrés récemment. La nouvelle loi doit préciser les responsabilités des différents ministères dans cette prise en charge. Yves Piron voudrait en outre mettre en place un groupe de travail interministériel permanent entre son ministère de tutelle, celui de l’Éducation nationale, l’Immigration et l’Intérieur afin de pouvoir réagir plus rapidement et au jour le jour aux questions qui se posent.
Prochaine urgence, face à l’arrivée continue de nouveaux demandeurs – une centaine par mois depuis deux ans, mais vue la situation internationale, Yves Piron s’attend à une vague croissante de réfugiés au printemps : le premier accueil. Le foyer Don Bosco au Limpertsberg, qui est traditionnellement le premier où sont logés les demandeurs, est constamment plein, voire en sureffectif. Or, la nouvelle structure, en construction en face, n’est prévue que pour 120 lits, soit trente de moins que l’actuelle (qui pouvait même augmenter ses capacités de logement à 170 ou 180 lits). À partir de l’ouverture du nouveau foyer en mai, il manquera donc entre trente et cinquante lits. L’Olai est en train de chercher une solution, un deuxième foyer de primo-accueil, avec la Croix-Rouge, gestionnaire du Don Bosco.