Des squelettes. Les trois casernes remontant au temps de Vauban – elles ont été construites en 1686 –, ainsi qu’une caserne prussienne de 1863, ne sont plus que des coquilles entièrement vidées. Les murs externes, leur volumétrie, la toiture, les dimensions des fenêtres demeurent, mais à l’intérieur, c’est le néant : des caves de plusieurs niveaux ont été creusées dans la roche, de nouvelles fondations en béton coulées dessous, les murs balafrés, lacérés, sont stabilisés et reconstruits presque chirurgicalement.
Depuis le début des travaux, en 2006-2007, les surprises ne manquaient pas : ici fut découverte une latrine du XVIIe que les archéologues du Musée national d’histoire et d’art jugent de valeur – et un mur du parking souterrain a été déplacé – ; là, un escalier du même âge, représentatif de la technique développée par Vauban pour évacuer au plus vite quelque 2 000 soldats des casernes, a été sauvé en dernière minute (un seul, sur les trois qui étaient encore restés en place) et pourra être intégré dans les nouvelles infrastructures ; encore ailleurs, le nombre et la forme des fenêtres dans les toitures des deux nouveaux bâtiments ont été adaptés à la demande du Service des sites et monuments nationaux...
« Depuis l’épisode des escaliers Vauban, nous avons trouvé un modus vivendi avec Servior, où nous nous rencontrons au milieu et ils suivent nos demandes, » affirme le directeur du SSMN Patrick Sanavia aujourd’hui. II y a un an et demi, alors nouvellement nommé à la tête du service de ce ministère de la Culture, il avait estimé que le fait que le plateau n’ait pas été classé monument historique dans son entièreté avait été une erreur (Forum n°287, juin 2009). Une grossière erreur, à en croire notamment Michel Pauly, historien et un des éditeurs du magazine, incrédule qu’on puisse défigurer ainsi un plateau ayant gardé jusque-là son aspect historique et quasiment profaner des témoins de l’époque en désossant les casernes Vauban. Sous le titre « Adieu Vauban ! » il se demandait même, dans le même numéro, si l’Unesco n’allait pas déclasser le site, inscrit sur la liste du patrimoine mondial depuis 1994.
Au Rham, on ne comprend pas cette polémique. Servior, l’établissement public gérant désormais 17 foyers pour personnes âgées, qui a son siège ici et qui est le maître de l’ouvrage pour le compte de l’État, propriétaire des bâtiments, étant persuadé avoir agi en âme et conscience – et respecté les contraintes de la protection du patrimoine sur un site aussi sensible. Le jury qui a choisi le projet du bureau suisse Stoos Architekten (en association avec les Luxembourgeois de Schemel [&] Wirtz)1 parmi une cinquantaine de participants au concours comprenait notamment le directeur du SSMN de l’époque, Georges Calteux, un représentant de l’Ordre des architectes, l’architecte de la Ville et deux représentants de l’Unesco, donc intimement associée à l’élaboration du projet. « Ce jury, se souvient le chargé de direction du Cipa Rham, Marcel Bausch, définissait ce que nous pouvions construire, où nous pouvions construire, mais aussi ce qu’il fallait démolir pour être conforme aux attentes de l’Unesco... »
Car les bâtiments du Rham, ayant connu de nombreuses utilisations en trois siècles, de caserne en passant par orphelinat, hôpital militaire, hospice civil et donc, depuis les années 1980, maison de retraite et gériatrie, étaient loin d’être dans leur état original. Au contraire, chaque nouvelle utilisation amenait son lot d’adaptations et de constructions pour accueillir cuisines, ateliers, boulangerie, chaufferie, lingerie ou menuiserie... Les bâtiments des années 1930 et 1950 ont ainsi été détruits dès les premiers travaux, pour répondre à la demande de l’Unesco – là où des annexes flanquaient des bâtiments historiques, l’aspect original des façades sera reconstitué.
On peut considérer que le pêché originel du projet fut de vouloir garder une utilisation comme un Cipa, avec des exigences de confort, de mobilité et de santé qui ne sont pas forcément compatibles avec les contraintes de la protection du patrimoine, sur un site à la symbolique aussi forte. Mais ce fut un choix politique – le projet de loi afférent a été adopté à l’unanimité et sans grandes controverses en 2004 à la Chambre des députés2 –, qui correspond tout à fait à la pratique des dernières décennies : sauver l’aspect extérieur de la ville, comme sur le plateau Bourbon ou sur le plateau du Saint-Esprit, et préférer une utilisation intensive de l’espace existant à une approche de muséification du Centre et un déménagement de structures vitales de la vie urbaine vers la périphérie. Le gouvernement veut ainsi ménager la chèvre et le chou.
Chez Servior, Marcel Bausch souligne la bonne volonté de l’établissement pour respecter le patrimoine, non seulement bâti, mais aussi végétal – la grande cour de verdure et ses tilleuls seront également sauvegardés dans leur aspect un peu brut qu’on a connu ces dernières années. Mais, si le jury de l’époque demandait que le moins de changements possibles soient apportés aux quatre principaux bâtiments historiques et à leur organisation autour de la cour, l’utilisation des infrastructures par des personnes âgées – la moyenne d’âge des pensionnaires des Cipas est actuellement de 83,5 ans – et souvent peu mobiles, a aussi ses propres contraintes. Ainsi, un tunnel reliera tous les bâtiments entre eux, permettant de rejoindre les fonctions désirées – cantine, coiffeur, messe, épicerie, logements ou salle des fêtes – de plain-pied, sans être soumis aux intempéries ou à des escaliers ou pavés qui peuvent s’avérer impraticables en chaise roulante.
« Nous allons offrir toutes les formes d’habitat pour personnes âgées ici, ce qui nous permettra d’accueillir une population très mixte, » explique Marcel Bausch. Ça ira de l’appartement de 70 à 80 mètres carrés, dans lequel pourront très bien vivre les personnes qui sont encore autonomes (il y en aura 32), en passant par des logements accompagnés pour personnes moins indépendantes jusqu’à une unité de soins palliatifs. En plus, tout sera fait pour ouvrir le site autant que possible aux visiteurs extérieurs, notamment les touristes et promeneurs qui emprunteront le circuit Wenzel, qui passera alors par ici, pour visiter l’enceinte et ses quatre tours médiévales que le Service des sites et monuments nationaux est en train de restaurer en parallèle ; un mirador sera installé dans la première tour en venant de la Tour Jacob. Un couloir souterrain découvert lors des fouilles sera sauvegardé ; le chemin vers le ravelin reconstitué.
La visite des lieux dans leur état intermédiaire est impressionnante, car la mise à nu des structures des bâtiments aide à comprendre les différentes strates de leur construction ; les travaux d’aménagement permettent en même temps de prendre la mesure de l’histoire sociale de ces enceintes3. Or, ce qui choque le plus, visuellement, ce sont surtout les nouveaux bâtiments, massifs, qui s’imposent désormais de loin, par exemple de la Corniche, juste en face. « Stoos Architekten a implanté ces nouvelles structures, nécessaires pour nos besoins, là où le jury l’a défini, » affirme-t-on chez Servior.
De par leur forme, les deux nouveaux blocs d’appartements, des deux côtés de la cour, s’inspirent en effet de l’aspect des casernes, de leurs ouvertures et de leurs toitures, mais c’est peut-être justement cette approche-là, de mimésis, qui gêne. À gauche de l’entrée sur le site, un autre nouveau bâtiment, affichant par contre sa modernité par sa géométrie stricte, et qui abritera notamment les parties communes, claque, surtout en contraste avec le mur de fortification. Ayant vu les plans en trois dimensions, on peut d’ailleurs s’estimer heureux que des contraintes budgétaires aient mené à l’annulation du projet d’un nouveau bâtiment administratif en face de cette enceinte, un bâtiment prétentieux et quelconque en verre.
Avant le début du chantier, les casernes ont été peu à peu vidées de leurs habitants, dont 137 ont pu être relogés dans les autres Cipas de Servior. Sur place ne demeurent plus que quarante pensionnaires dans le bâtiment Feierwôn, entièrement restauré et inauguré en 2001 : ils payent entre 1 990 et 2 400 euros par mois. Les loyers pour les nouvelles infrastructures n’ont pas encore été fixés, Marcel Bausch dit qu’il est en train de faire les calculs. Mais ce qui est sûr, c’est qu’après les travaux, le Cipa Rham sera une adresse de premier choix, ne serait-ce que pour la vue panoramique du restaurant ou des chambres donnant sur la vieille ville ou sur le parc, dignes d’un site touristique classé.