La bataille s’annonce rude, mais le président de la Biergerinitiativ fir eng sënnvoll Entwécklung am Réiserbann asbl, Guy Conrardy, reste confiant que tout n’est pas perdu. Fort de son expérience en la matière, il s’appuie sur un chapelet de victoires remportées au cours des dernières décennies, ayant fait capoter plus d’un projet dans les environs de sa commune.
La victoire la plus retentissante fut remportée à la fin de l’année 1990, lorsque la décharge nationale de déchets industriels Eilbur fut évitée à Livange. Elle devait être située dans la zone qui intéresse les autorités aujourd’hui pour l’implantation du centre commercial et du stade de football, dont les défenseurs assurent qu’il deviendrait le principal point d’attraction sur l’axe routier qui relie les Pays-Bas au sud de la France.
Cependant, l’argumentaire de l’initiative des riverains est resté le même et il risque aujourd’hui de ne plus provoquer que des moqueries. Même si c’est l’année de la biodiversité, même si le sommet de Cancùn a encore une fois montré l’urgence en matière de sauvegarde de l’environnement. Car la zone concernée est classée en zone verte depuis 1993. La sensibilité du site du point de vue environnement naturel, le cours d’eau, le biotope existant ont depuis lors été l’argumentaire principal pour éviter l’implantation de nouvelles infrastructures dans les parages. C’est ainsi que la création d’une zone hôtelière avait été évitée en 1996, mais un recours gracieux de la part du bourgmestre de l’époque a ensuite quand même permis la construction de l’hôtel Ibis, en face du site qui intéresse aujourd’hui le promoteur du shopping mall, Flavio Becca. À l’époque, le ministre de l’Intérieur, Michel Wolter (CSV) avait donné une suite favorable à cette demande, donnant raison aux autorités locales que ce site était « d’une grande importance économique », tout en avançant que le choix du lieu était justifié « par des arguments relevant de l’aménagement ». Alors que huit mois avant cette missive, le même ministre avait encore jugé que la création d’une zone hôtelière à Livange était « de nature à contribuer au mitage du paysage, ce qui est contraire à tout aménagement rationnel et harmonieux du territoire communal », illustrant de façon impressionnante comment les principes de l’aménagement du territoire peuvent servir à justifier tous les paradoxes.
La première fois que les membres de l’initiative populaire ont remarqué qu’il y avait anguille sous roche fut en 2006, lorsqu’ils consultèrent le site internet du bureau d’études Zilmplan et virent que cette parcelle de terrain faisait partie d’un projet de zone industrielle. Ils écrivirent une lettre aux responsables communaux et demandèrent des explications. Or, ce n’est qu’après intervention de l’Ombudsman Marc Fischbach qu’ils obtinrent une réponse en mars 2007 de la part du bourgmestre Arthur Sinner, estimant qu’il n’avait pas à se prononcer sur « une publication promotionnelle sur le web d’un bureau d’urbanisme ».
Les relations ne se sont pas améliorées depuis. La Biergerinitiativ a invité les riverains à une séance d’information le 25 novembre dernier pour leur faire part du projet au sujet duquel ils ont pu recevoir des informations du ministre du Développement durable, reprochant au bourgmestre Tom Jungen un manque de transparence envers ses citoyens. Tom Jungen (LSAP), qui n’a d’ailleurs pas pu être joint par le Land, se trouve en ce moment dans une situation inconfortable, à un an des prochaines élections communales. Car d’un côté, il est lié par les sorties des ministres socialistes Jeannot Krecké (économie) et Romain Schneider (sports), ce dernier ayant précisé dans une interview au Wort le 6 octobre que la construction du projet était « chose décidée » et qu’il serait heureux s’il pouvait encore assister à la pose de la première pierre pendant cette législature. Juste avant de partir en vacances le 23 juillet, le Conseil des ministres avait approuvé les masterplans de Livange et de Wickrange, précisant tout de même que « ces plans constituent des documents de planification qui n’ont pas de valeur juridique, mais qui fournissent un cadre pour les étapes qui suivront et pour les procédures qui seront lancées dans ce contexte jusqu’à la réalisation des projets envisagés. »
À la demande du groupe parlementaire déi gréng, les ministres concernés s’étaient rendus à une réunion commune des commissions du Développement durable et des Classes moyennes et du Tourisme. Françoise Hetto, la ministre CSV des Classes moyennes, souligna que comme le Luxembourg réalisait le chiffre d’affaires le plus élevé de l’Union européenne par mètre carré avec 15 000 euros par habitant, il y avait encore de la marge pour atteindre une surface de vente de 2,2 mètres carrés par habitant – après la réalisation des différents projets en cours et qui ont déjà été autorisés, la surface de vente moyenne sera de 1,9 mètre carrés (d’Land du 26 novembre 2010).
Concrètement, le gouvernement a donné le feu vert à la construction d’une surface commerciale de 75 000 mètres carrés et d’un stade d’une capacité de 10 000 spectateurs (d’Land du 7 mai 2010), qui sera réalisé en partenariat avec un promoteur privé. Cependant, il faudra prévoir l’extension de l’autoroute avoisinante à six voies, réaménager l’échangeur de Livange, reprendre le pont de Livange et construire un arrêt de train à proximité du centre commercial. Le coût de ces travaux est estimé à quelque soixante millions d’euros.
Le gouvernement compare le nouveau complexe avec un projet existant à Saint Gall en Suisse qui avait coûté 300 millions. Il part aussi du principe que les coûts d’entretien du stade ne dépasseront pas ceux du stade actuel de la route d’Arlon avec quelque 8 000 places. Ceux-ci seraient répartis entre l’État, le promoteur et la Fédération de football (FLF). Selon le ministre des Sports, la construction d’un stade seul reviendrait à 25 millions d’euros. Il table sur au moins 25 matchs officiels internationaux par an.
La question qui intéresse les riverains et la Biergerinitiativ en particulier est de savoir si les terrains classés en zone verte pourront être reclassés et aménagés, sachant qu’il s’agit de zones inondables, comme le fait remarquer Guy Conrardy. « Avant de construire, il faudra prendre en compte les réalités géologiques, souligne-t-il, la dénivellation est de trente mètres de terrain mou. »
Au niveau des instruments de l’Aménagement du territoire, il semble qu’il y ait là aussi beaucoup de mou. Le projet a été analysé à la lumière de l’avant-projet du plan sectoriel « paysage », qui en est d’ailleurs toujours à ce stade depuis son élaboration à la fin de la législature précédente et ne peut donc pas encore être considéré comme instrument juridique pour mettre en œuvre une politique d’aménagement du territoire cohérente. Selon cet avant-projet, le site de Livange est classé « espace d’action paysage urbain » et ne fait plus partie des zones de protec-tion de la biodiversité et de la protection du patrimoine naturel. Il est aussi situé en dehors des zones de coupu-re verte. Dans cet avant-projet, le site n’est plus non plus classé en tant que zone inondable, même si le ministre Claude Wiseler (CSV) admet qu’il faudra y prévoir des bassins de rétention. En clair, tout le territoire concerné n’est aujourd’hui plus considéré comme une réserve naturelle à préserver, comme l’avaient pourtant estimé les ministres des gouvernements précédents. Lors de l’entrevue avec les députés en mai dernier, le ministre Wiseler avait d’ailleurs lourdement insisté sur le fait que le projet de Livange n’avait pas été pris en considération lors de l’élaboration des avant-projets de plans sectoriels. Il voulait sans doute couper court à la rumeur selon laquelle ces plans auraient été adaptés sur-mesure au projet du promoteur privé et non l’inverse.
Les services du ministre ont aussi conclu que le projet était conforme à l’avant-projet de plan directeur sectoriel « zones d’activité économique », même si le projet Livange ne correspond pas aux deux conditions fondamentales : un niveau minimal de desserte en transports en commun et un niveau de centralité élevé du site d’implantation. Mais vu que « l’importance nationale et le caractère unique » du projet ont été « vérifiés en fonction de critères économiques et acceptées par le Conseil de gouvernement », la disposition d’exception peut jouer.
Maintenant, la procédure prendra son cours. Au conseil communal donc de réagir en adaptant son Plan d’aménagement général (PAG) et en reclassant ces terrains. Dans une interview parue dans le Magazine Echo 2009-2, Tom Jungen souligna que les responsables communaux avaient « pris la décision de soutenir ce projet, car c’est une belle revalorisation du site. Nous allons à présent négocier avec l’État et le promoteur afin que ce projet ne nuise pas à la qualité de vie dans la commune ». Tom Jungen part de l’hypothèse que 1 500 emplois pourraient être créés et « trouve très positif dans ce contexte de montée du chômage d’avoir un investisseur privé prêt à investir 250 millions d’euros dans un tel projet. » Il table aussi sur les recettes supplémentaires pour la commune rapportées par les commerces.
Or, si ce projet est « d’importance nationale », comme le dit aussi le ministère de l’Intérieur dans son rapport d’activité 2009, pourquoi est-ce qu’aucun membre du gouvernement n’a lancé ou même annoncé de procédure concernant un Plan d’occupation du sol (POS), qui est l’instrument de planification du gouvernement qui permet d’imposer la réalisation de projets d’intérêt général comme l’aéroport ou l’école européenne ? Dans les faits, cette procédure est plus lourde que l’adaptation d’un PAG par une commune.
Il n’est pas non plus certain que la population soit entièrement persuadée de l’intérêt général d’un stade de foot couplé à un énorme shopping center. Toujours est-il que la commune, en changeant le PAG, prendrait aussi l’entière responsabilité des conséquences de ce projet, ce qui ne serait pas le cas si le gouvernement lançait un POS. Au cas où le projet venait à échouer, qui devra en porter les conséquences ? La question mérite d’être analysée avant de se lancer tête baissée dans une telle entreprise. Le bourgmestre risque d’en faire les frais aux prochaines législatives. Et ce ne seront pas ses homologues des communes voisines, dont beaucoup sont aussi des camarades de parti, qui viendront le plaindre, car eux-mêmes craignent la fermeture de leurs commerces locaux dont la clientèle sera attirée par les produits de grandes marques et les prix discount des magasins d’usine de Livange.