Un espace vide, une surface à louer, c’est mortel pour une rue commerçante. « Le client ne va pas au-delà, constate Géraldine Knudson, city manager de la Ville de Luxembourg, toutes les études prouvent que les piétons ne vont qu’aussi loin dans une rue qu’il y a des commerces. Dès qu’ils n’en voient plus, ils changent de direction ». C’est une des raisons de la séparation ressentie par beaucoup comme insurmontable entre la Ville haute et le quartier de la gare par exemple. Des espaces vides, il y en a un paquet dans la capitale en ce moment, dont certains aux meilleurs adresses, y compris jusque dans la grand-rue. Pour remédier à leur effet néfaste sur le comportement du client, la Ville travaille sur un projet d’aménagement artistique des vitrines sur son territoire, qui devrait les rendre plus attractives le temps de l’attente.
Les raisons pour ces espaces vides sont multiples : échec d’un concept commercial, chiffres d’affaires désastreux, départ à la retraite de l’exploitant, projets d’aménagement du propriétaire, changement du comportement du client,... L’ère des grands commerces multi-marques appartenant à une famille de génération en génération, les Sternberg, Rosenstiel, Neuberg ou Monopol est bel et bien révolue, leurs adresses historiques remplacées par des filiales ou franchises de grands groupes internationaux, faisant désormais se ressembler toutes les villes d’Europe. Vu la pression sur le marché immobilier et les loyers mirobolants demandés au centre, le turnover dans les magasins est énorme et l’attente entre deux exploitants peut parfois être longue.
« Nous constatons qu’il est de plus en plus difficile pour des jeunes de s’établir à leur compte avec un petit commerce en ville, regrette Yves Piron, le directeur de l’Union commerciale de la ville de Luxembourg (UCVL), tellement les frais sont prohibitifs. » Ainsi, non seulement les loyers sont-ils souvent doublés, voire triplés lors d’un changement de propriétaire, mais en plus, des pas de portes pouvant facilement atteindre les 100 000 euros sont régulièrement demandés. « Mais ce qui nous inquiète le plus, constate-t-il, c’est que de plus en plus de propriétés passent à des fonds immobiliers, qui ne voient que le profit et ne s’intéressent pas vraiment à la ville. »
Si la ville haute compte aujourd’hui quelque 33 000 mètres carrés de surfaces commerciales, notamment dans le moyen et haut de gamme, et que le quartier de la gare en compte 25 000, c’est une véritable révolution qui l’attend dans les cinq à dix ans à venir : une démultiplication exponentielle de cette surface. Le nouveau centre Royal-Hamilius, dont le projet lauréat vient d’être désigné (architecture : Foster and Partners avec Tetra ; investisseur : Codic International ; exploitant commerces : Jones Lang LaSalle), accueillera, dès 2014 selon les projections les plus optimistes, 16 000 mètres carrés de commerces, dont un grand magasin faisant fonction de « locomotive » d’appel. La Ville a demandé à l’investisseur, qui se voit attribuer les droits du foncier demeurant propriété de la capitale, par un bail emphytéotique de 75 ans, de rester gérant des commerces et de les choisir de façon à ce qu’ils soient complémentaires à l’existant, notamment dans le moyen de gamme de l’habillement, avec quelques enseignes qui manquent encore. Une galerie type Inno devrait en être le principal attrait, les négociations sont en cours.
Alors que tout le monde, aussi bien les représentants des commerces que les acteurs politiques, semble s’accorder sur l’utilité d’une valorisation de ce quartier en plein centre de la capitale, qui élargira la zone commerciale vers l’Ouest et créera sans conteste du passage supplémentaire à ce point névralgique du centre, c’est beaucoup moins évident en ce qui concerne la place de l’Étoile. Un promoteur privé, la Société pour l’aménagement de la place de l’Étoile à Luxembourg sàrl., veut y construire un grand complexe immobilier, avec bureaux, habitations et surtout encore une fois plus de 20 000 mètres carrés de commerces. Le plan d’aménagement particulier adapté a passé le conseil communal cet été.
« Nous insistons beaucoup auprès du promoteur pour qu’il y implante une offre de commerces complémentaires à ce qui existe au cœur de la ville, » souligne Géraldine Knudson. Au Knuedler, le maire Paul Helminger (DP) a notamment évoqué des articles de sport ou l’équipement de la maison, la Confédération du commerce (CLC) y verrait bien un centre orienté design. « Si aucun égard n’était pris à l’existant, estime le directeur de la CLC, Thierry Nothum, ce complexe pourrait faire beaucoup de dégâts aux commerces historiques. » Or, contrairement au complexe Hamilius, où elle peut, à un certain degré, imposer ses visions en tant que propriétaire foncier, la Ville n’a aucun instrument pour exiger ou interdire quoi que ce soit à cette entreprise cent pour cent privée, mais espère que le ministère des Classes moyennes prendra ces réserves en compte lors de l’attribution des autorisations de commerce.
« Le projet qui nous fait le plus peur, insiste Corinne Cahen, la présidente de l’UCVL, c’est l’aménagement du Ban de Gasperich et son gigantesque centre commercial. Bien que cela se situe sur le territoire de la Ville, ce n’est plus vraiment la ville. Les clients qui iront là-bas ne viendront plus chez nous... » L’administration communale table sur un déplacement du pouvoir d’achat de dix à quinze pour cent du centre vers cette périphérie. Les quelque 80 000 mètres carrés de commerces prévus comprennent un supermarché Auchan comptant plus de 37 000 mètres carrés à lui seul. « Mais cela ne peut de toute façon marcher que si les autres fonctions de ce nouveau quartier sont là en même temps, estime pour sa part Thierry Nothum, si l’habitat et les bureaux sont prêts. »
Le plan d’aménagement particulier a passé les instances politiques communales, et la Chambre des députés a donné, la semaine dernière, son feu vert pour un investissement de 70 millions d’euros pour la nouvelle infrastructure routière dans le quartier. Pour l’UCVL, tous ces nouveaux quartiers commerciaux ne font de toute façon sens que si la mobilité est prise en compte dès leur conception – et elle insiste sur l’importance d’une décision définitive sur le tramway, l’immobilisme bloquant actuellement l’implantation de nouveaux commerces le long du tracé prévu, de peur de la période de travaux.
L’offensive de la capitale sur le plan du commerce est un acte volontariste, visant à stopper l’hémorragie des commerces et du pouvoir d’achat vers les shopping malls dans les communes voisines, Walferdange, Strassen, Howald, Bertrange. L’étude Einzelhandelskonzept für die Stadt Luxemburg de la société allemande Cima, présentée en mai (et disponible sur www.vdl.lu) démontre bien la fuite du pouvoir d’achat de Luxembourg-ville vers la périphérie, et, au-delà, vers les centres commerciaux de la grande région. Légitimement, la capitale veut repêcher ces commerces, leurs clients et le pouvoir d’achat de ces derniers. Or, elle ne peut pas revenir en arrière sur les changements sociologiques aussi bien des commerçants que des consommateurs, dont le mode de vie et les habitudes font qu’ils demandent d’autres marques, plus de choix, de plus grandes surfaces et des horaires d’ouverture qui ne sont plus les mêmes qu’il y a vingt ou trente ans. Mais on ne peut pas imaginer ce qu’un cinquième H[&]M, un troisième Zara ou un nième Schlecker pourraient réellement apporter comme alternative au client. Ce n’est pas un « de-malling » qui se fait, mais un déplacement des « malls » vers le centre.
Mais la surenchère ne s’arrête pas là : à Bertrange, la Belle Étoile est en train de s’agrandir ; dans le Sud, le centre commercial Belval Plaza essaye de décoller ; à Esch-Lallange, le groupe Cactus construit un nouvel hypermarché, et le projet d’un gigantesque outlet store de plus de 35 000 mètres à Livange est perçu comme une épée de Damoclès par les organisations professionnelles, qui craignent le trop-plein de concurrence. La CLC, normalement en faveur d’une libéralisation maximale du marché et pour la concurrence, a même publié un avis extrêmement critique sur le projet Livange. « La pression qui provoque cette surenchère de surfaces commerciales de plus en plus grandes vient surtout de la grande région, estime Thierry Nothum. La prolongation des horaires d’ouverture, la multiplication des grandes surfaces, tout cela sont surtout des réactions à cette pression grand-régionale. » Et de regretter qu’il n’y ait pas de concertation politique dans ce volet-là de l’aménagement du territoire. Car les commerces belges, allemands ou français essaient eux aussi de tirer profit du pouvoir d’achat, les projets juste de l’autre côté de la frontière, comme à Sterpenich, se multiplient. « Un jour, concède Thierry Nothum, cela en sera trop, l’offre sera trop élevée et on va aller dans le mur. On se demande juste de quel côté de la frontière on va se casser la figure. »
Il faut dire aussi que le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) a promis en 2006 que le Luxembourg allait devenir « le shopping centre de la Grande Région », donc que le grand-duché ne veut pas abandonner ce champ d’activité. Depuis 2007, la CLC promeut cette idée avec le site Internet Myshopping.lu ou des campagnes-image comme Good Idea. « Nous sommes sur la bonne voie pour stopper l’hémorragie, affirme le directeur de la CLC. Dans les dernières enquêtes auprès de consommateurs de la grande région, effectuées tous les deux ans avant le bilan complet en 2012, les personnes interrogées associent plus souvent le Luxembourg avec le shopping. »