Chaque pays produit sa nation brand, à la fois « image de marque » et récit mêlant actions, paysages et figures emblématiques. Jusqu’en 2008, le Luxembourg se racontait sur le mode d’une success story économique1. Taux de croissance, PIB, industrie des fonds, marché immobilier, compétitivité, fiscalité, dette publique : champion des chiffres, le grand-duché faisait la course en tête en dépit de sa petite taille. À l’arrière-plan se déployait un paysage pittoresque de vallées boisées, d’habitations spacieuses, de grosses cylindrées et de stations-service, un mode de vie suburbain, réconciliant les charmes de l’Europe et de l’Amérique. L’architecture et le design urbain contribuaient spectaculairement à l’image collective par une floraison de réalisations qui suscitaient la curiosité du public international.
Le nation branding n’est pas seulement destiné aux investisseurs étrangers et aux touristes. Des agences officielles s’appuient certes sur la valeur de marque des pays pour en faire la promotion. Mais ce sont d’abord les populations et leurs représentants qui produisent ces récits identitaires à leur propre usage2. Or le propre des bons récits, c’est que les spectateurs s’y trouvent entièrement immergés, comme au cinéma, et n’en sortent qu’à regret. Le nation branding du Luxembourg d’avant la crise bancaire a eu son efficacité et il donne toujours des résultats appréciables. Mais depuis deux ans, le consensus a fait place au doute3. Pouvons-nous encore raconter cette belle histoire au présent ? Bien sûr, la richesse collective et la qualité de vie dans ce pays depuis deux ou trois décennies ne sont pas des fictions. Mais l’image que l’on s’en fait n’est-elle pas devenue trop prégnante, n’empêche-t-elle pas de voir ce qui se prépare sous nos yeux ?
Une autre qualité des récits, c’est qu’il est possible d’en envisager de nouveaux pour voir le monde sous un angle différent. Il ne faudrait pas que les idées reçues sur le Luxembourg empêchent ses propres habitants de réfléchir à d’autres futurs. Cela s’appelle la faculté d’anticipation, une des compétences que les urbanistes partagent en principe à la fois avec scientifiques et les romanciers4.
Le futur… Parlons-en. Le scénario catastrophe est le suivant : nous continuons comme si de rien n’était. Contraints par la situation économique mondiale, nous réduisons un peu notre train de vie. Et nous sommes bien obligés de supprimer certains écarts de réglementation fiscale vis-à-vis des pays voisins, ce qui a pour effet de banaliser peu à peu notre économie. Mais cela ne remet fondamentalement en cause ni notre idée du pays, ni nos habitudes. Tout au plus les investissements dans les infrastructures publiques diminuent-ils avec la baisse des recettes consécutive au départ des entreprises du secteur financier. Les années passent. Le prix du pétrole augmente plus vite que prévu et atteint des sommets sans précédents. Pas seulement dans les stations-service du grand-duché – de toute façon le tourisme à la pompe y a disparu sous la pression des autorités européennes – mais à l’échelle mondiale, car la pénurie conséquente au pic pétrolier se fait durement sentir.
En l’absence de transports en commun de masse à l’échelle de tout le territoire, le mode de vie suburbain et/ou transfrontalier devient inabordable pour la majorité des salariés. Les familles de la classe moyenne cherchent à se rapprocher des centres-villes et des gares, où se trouvent les bassins d’emploi, mais ils n’y parviennent pas car le marché y est monopolisé par une population à la fois autochtone et internationale à hauts revenus. La dualisation des territoires fait son œuvre dans la Grande Région : les populations intra-urbaines se déplacent efficacement à pied, en vélo et en transports publics tandis que les voitures individuelles deviennent l’enjeu de trafics et de violences accrues dans les banlieues plus ou moins excentrées. Dans les éco-villages sécurisés, on consomme la production locale de fruits et légumes bio, tout en songeant au temps pas si lointain où la peur n’était pas encore omniprésente…
Malheureusement ce scénario ne semble pas être seulement une fiction, il est bel et bien en train de se réaliser. Sans doute les menaces énergétiques, climatiques et sociopolitiques ne sont-elles visibles pour les Luxembourgeois que sous la forme d’images lointaines de mégalopoles en perdition et de régions dévastées. Sans doute les grands médias s’emploient-ils à esthétiser ces événements en autant de spectacles plus distrayants les uns que les autres. Mais en dépit des efforts consentis pour nous les rendre irréels, nous sommes déjà concernés par le pire. On sait que la lutte contre le réchauffement climatique, la réduction des émissions de CO2 et d’autres enjeux écologiques mondiaux font l’objet d’engagements de la part des États, et que des comparatifs sont établis par les instances internationales pour évaluer leurs performances respectives. Or, le contraste est saisissant entre les formidables scores affichés par le grand-duché dans le domaine économique, et les résultats affligeants qu’il présente en matière environnementale.
L’empreinte écologique du Luxembourg est la plus grande mesurée à ce jour pour un pays au niveau mondial5. Les émissions de CO2 et la production de déchets municipaux par habitant sont parmi les plus élevés de l’OCDE. Le Luxembourg devrait dépenser environ 360 millions (!) d’euros rien que pour l’achat de crédits de carbone à l’étranger visant à compenser le surplus d’émissions par rapport à ses engagements européens dans le cadre du protocole de Kyoto6. Au moins 40 pour cent des eaux de surfaces ne satisferont pas aux objectifs de qualité chimique et biologique fixés par l’Union européenne pour 20157. La biodiversité est gravement menacée : plus de 80 pour cent des zones humides et 60 pour cent des vergers ont disparu au cours des cinquante années écoulées, principalement au profit de l’agriculture. 62 pour cent des espèces de poissons et d’amphibiens, 55 pour cent des espèces de mammifères, 41 pour cent des espèces d’oiseaux et 26 pour cent des espèces de plantes vasculaires sont menacées8.
Sans même insister sur l’impact écologique et sanitaire d’une gestion non-durable du territoire, il faut bien reconnaître que ce nouveau statut de mauvais élève est un coup dur pour un pays dont l’image a été secouée lors de la crise bancaire par les attaques certes intéressées mais néanmoins efficaces de certains pays voisins. Au-delà du coût direct des compensations concernant les émissions de carbone, les indicateurs environnementaux ont un effet sur les investissements étrangers, car le développement durable détermine de plus en plus l’attractivité d’une région pour les personnes qualifiées nécessaires au développement des secteurs à haute valeur ajoutée. En se concentrant sur l’économie indépendamment de son impact sur le territoire, le Luxembourg perd en partie la maîtrise de son nation branding et subit désormais sa propre image environnementale.
Comment reprendre l’initiative ? Il n’y a pas de fatalité en matière environnementale ; la réussite des mesures prises au niveau mondial pour rétablir la couche d’ozone en est une indication spectaculaire9. La capacité d’un écosystème à retrouver un fonctionnement normal après avoir subi une perturbation porte un nom : la résilience. Bien sûr, le Luxembourg n’est pas un écosystème naturel, mais un paysage en grande partie urbanisé, sur lequel la pression démographique ne cesse d’augmenter. Mais cet état de fait n’est que le reflet d’une situation terrestre où plus de la moitié des humains sont désormais des urbains. Pour répondre à cette confusion croissante entre environnement et urbanisation, de nouveaux modèles de développement se font jour, qui se caractérisent par la fusion d’approches autrefois antagonistes et par l’intégration de systèmes naturels et artificiels que l’on considérait comme mutuellement exclusifs. Il s’agit d’une tendance lourde, notamment pour l’architecture et l’urbanisme, appelés à se redéfinir comme les instruments d’une nouvelle écologie urbaine10.
Le concept de « communautés et villes résilientes » n’est pas une affaire de spécialistes ou d’activistes, c’est une direction politique majeure, adoptée par un nombre croissant de collectivités locales dans le monde11. Ce n’est pas non plus une approche réservée aux villes déshéritées, gravement impactées par les catastrophes naturelles : l’écologie urbaine est déjà le signe distinctif des agglomérations les plus prospères et les plus dynamiques d’Europe occidentale. Sait-on qu’un nouveau Prix de la Capitale verte de l’Europe a été créé en 2008 par la Commission européenne et que Stockholm (2010) et Hambourg (2011) en sont les premières lauréates ? Les finalistes de la première édition étaient des villes telles que Freiburg, Amsterdam, Copenhague, Münster ou Oslo… Les lauréates pour 2012 et 2013 seront désignées fin octobre 2010 parmi une liste de nominées tels que Barcelone, Malmö, Nantes, Nuremberg12. On dirait que, déjà, la concurrence fait rage sur le front des villes durables…
Au grand-duché, serons-nous en mesure de renverser la perspective – de repartir de l’environnement pour aboutir à une nouvelle définition de la ville ? Comment faire évoluer les valeurs collectives qui font que les villes apparaissent encore trop souvent dans ce pays comme un problème, un repoussoir ou un ghetto ? Il n’est pas ici question de « villes nouvelles » mais de nos propres villes, des cités existantes censées revoir l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes. Nos villes peuvent-elles devenir résilientes, des Ecopolis13 dotées d’une nouvelle mission sociétale visant non seulement à réduire leur impact sur l’environnement mais à contribuer positivement à l’équilibre écologique de leur bio-région ?
Les bases théoriques et les exemples pratiques ne manquent pas au niveau international, mais le véritable défi est de développer des solutions adaptées à un petit pays condamné à réussir à son échelle ce que ses voisins peinent à atteindre avec des moyens beaucoup plus considérables. Plus qu’ailleurs, il nous faut des villes « à énergie positive », à la fois bien sûr au sens physique du terme : le bilan énergétique des villes est un élément essentiel de leur durabilité et de leur capacité de résilience. Mais aussi au sens « psycho-socio-économique » : il faut démontrer aux citoyens que cette stratégie n’est pas contradictoire avec le développement économique des territoires, dont dépend leur attractivité. L’économie verte n’est pas seulement un facteur d’amélioration de la qualité de la vie, très important pour le secteur des services. Les bio- et écotechnologies sont aussi le principal réservoir de diversification et de croissance de notre économie dans les prochaines décennies.
L’exiguïté du territoire luxembourgeois, si elle fixe des limites drastiques à notre biocapacité, présente l’avantage de permettre une meilleure maîtrise des mécanismes de gestion environnementale. Les qualités de flexibilité, de proximité et de mobilisation qui expliquent les succès passés et présents du grand-duché dans d’autres domaines, ne pourraient-elles pas être mises à profit pour accomplir une performance écologique de grande ampleur ?
En réalité, la plupart des instruments nécessaires à la transition vers une véritable écologie urbaine au Luxembourg sont disponibles ou en cours d’implémentation. L’entrée en vigueur dans quelques mois des grands plans sectoriels coordonnés pour le paysage, les zones d’activités, le logement et le transport, devrait donner lieu à un aménagement du territoire beaucoup plus intégré et cohérent que par le passé. La politique énergétique, la protection de la nature, la gestion de l’eau constituent des progrès incontestables. La création du ministère du Développement durable et des infrastructures est une avancée importante dans le sens de l’intégration des politiques sectorielles. L’Université du Luxembourg, mais aussi les acteurs économiques sont présents dans le débat : notamment le secteur de la construction, déjà très actif sur le marché des immeubles à basse énergie.
Souvent, ce sont les acteurs locaux qui se révèlent les plus innovants. Certaines villes et communes se mobilisent, même si on a encore du mal à percevoir à ce niveau un mouvement d’ensemble. On connaît le rôle de pionnier que joue depuis de nombreuses années la commune rurale de Beckerich. Mais on sait peut-être moins, par exemple, que la Ville de Luxembourg s’est dotée depuis 2007 d’un plan d’action environnemental basé sur un référentiel de développement durable international14 et mis à jour chaque année. Parmi une longue liste de mesures environnementales, ce plan envisage notamment la prise en compte des aspects énergétiques et environnementaux non plus seulement au niveau des immeubles mais à celui des quartiers (PAG, PAP). Il s’agirait là d’une avancée majeure notamment pour répondre de façon plus efficace aux objectifs très élevés de performance énergétique dans la construction à atteindre selon la directive européenne adoptée le 19 mai 2010 par le Parlement européen, qui établit que tous les bâtiments neufs devront être à consommation d’énergie quasi nulle d’ici 2020.
Discrètement, le Luxembourg est passé à l’acte en matière environnementale. Agir concrètement plutôt que par des slogans est sans doute la meilleure façon de transformer effectivement notre nation branding. Mais les instruments mis en place s’appliquent à des enjeux sectoriels dont l’impact reste modeste. On a un peu l’impression que le grand-duché avance encore à reculons, qu’il se « contente » de transposer avec plus ou moins de ponctualité les directives européennes au fur et à mesure de leur adoption sans se donner les moyens collectifs d’obtenir et de revendiquer des résultats symboliques, significatifs pour l’opinion locale et opposables sur la scène internationale. Comme le soulignent les rapporteurs de l’OCDE dans leurs récentes recommandations au Luxembourg : il faut à présent développer une « vision à long terme proactive de l’environnement »15. Cette tâche incombe aux élus et aux administrations, mais il s’agit aussi d’une responsabilité collective, qui devra être supportée par la société civile luxembourgeoise – dans notre propre intérêt, et surtout dans celui de nos enfants.