Rien. En ce moment, il ne s’y passe strictement rien. Trafic fluide. Et pour cause : les congés collectifs des entreprises de construction ont interrompu le ballet quotidien des camions, des excavatrices et des bulldozers. Mais lundi, les grands travaux de réaménagement du boulevard J.-F. Kennedy, l’artère centrale du quartier Kirchberg, qui, sur ses 3,5 kilomètres de longueur, relie cette véritable ville nouvelle à la vieille ville vers l’ouest et à l’autoroute, direction Allemagne à l’est, vont reprendre. Elle fut, après le pont grande-duchesse Charlotte, la première construction du plateau, qui permit son exploitation dans les années 1960. Mais à l’époque, l’ère du « tout-auto », la tendance était d’organiser une ville autour de l’automobile, au détriment de tous les autres moyens de locomotion, notamment les piétons ou les transports en commun.
Historique Vingt ans plus tard seulement, lorsque, sous la présidence de l’emblématique Fernand Pesch, l’on se rendit compte qu’un quartier traversé par une autoroute – qui commençait alors au pont – ne pouvait pas fonctionner, ne pouvait pas prendre de dimension humaine, la décision fut prise de redéfinir cet axe en « boulevard urbain », avec des limitations de vitesse et des obstacles naturels, comme six carrefours à feux rouges, qui freinent le trafic. On peut donc dire qu’en gros, ces travaux de réaménagement durent depuis trente ans. L’entrée du quartier, entre le pont rouge et la place de l’Europe, est le dernier tronçon à être ainsi redessiné.
L’entrée du Kirchberg, c’est le quartier européen par excellence. Celui qui abrite les institutions européennes, Cour de justice, Cour des comptes, Banque européenne d’investissement, Conseil des ministres, Parlement européen, avec ses dizaines de milliers d’employés, tendance à la hausse selon les projets d’agrandissement des différents bâtiments. C’est aussi la porte vers les logements, les commerces, les banques et autres bureaux du quartier, voire même l’autoroute en direction de l’Allemagne qu’empruntent chaque jour des milliers de frontaliers et d’habitants de l’est du pays. D’une capacité initiale de 30 000 voitures par jour, cet axe a pu être augmenté à 45 000 voitures par jour, grâce à son élargissement. L’aménagement du carrefour Bricherhaff, près de la Deutsche Bank, fut le dernier a être terminé, en 2009.
Trafic C’est après ce chantier-là que celui de la porte de l’Europe fut entamé. Avec, d’abord, l’élargissement de l’entrée au boulevard Adenauer, désormais ouvert dans les deux directions – objectif : désengorger le boulevard Kennedy et fluidifier la circulation. Qui avait été pensée de manière « centro-centrique » aux débuts, devant surtout relier le Kirchberg au centre-ville. Or, il fallait aussi réorganiser le trafic à l’intérieur du quartier, entre les différents bâtiments et les différentes fonctions – habiter, travailler, apprendre, consommer, se divertir, se reposer...
Lorsque, au tournant du siècle, le gouvernement commença à évoquer la construction d’un tram ou, à l’époque, d’un train-tram, dans la ville, un des premiers tracés évoqués devait mener de Eich-Dommeldange au Kirchberg, dont il aurait franchi le dénivelé par une sorte d’ascenseur en colimaçon – une idée complètement loufoque, mais qui fut alors effectivement prise au sérieux. Une fois arrivé au Kirchberg, à la hauteur de l’actuelle extension de la BEI à peu près, il aurait bien fallu le diriger vers le centre-ville. Les planificateurs du Fonds Kirchberg commencèrent alors à réfléchir à ce tracé, comment organiser sa route à travers le quartier européen sans le diviser en deux, sans perdre trop de place – par exemple par un tunnel ? L’architecte français Dominique Perrault, déjà en charge de l’extension de la Cour européenne de justice, se vit donc confier une mission urbanistique sur cette partie-là. C’était en 2005. Depuis lors, le tracé du tramways a changé, mais la mission de Perrault a continué.
Ubanistique Pour lui, c’était une évidence : il fallait absolument combler ce vallon entre les deux plateaux, le quartier nord plus européen, et le quartier sud, plus culturel, avec la Philharmonie et le Mudam. L’idéal étant de le faire découvrir à pied, de permettre aux piétons de traverser ce quartier d’une extrémité à l’autre, d’aller se balader dans le parc des trois glands, de visiter le Mudam ou de manger sur une des terrasses de la place à l’heure de midi. Il proposa donc de remblayer ce vide, de le remplir pour véritablement changer la topographie, ultime intervention de la main de l’homme sur le genius loci. L’idée circula comme une rumeur d’abord, provoquant les haussements d’épaules d’incompréhension du côté des politiques.
Mais Patrick Gillen, le nouveau président du Fonds Kirchberg, n’est pas du genre à abandonner les projets auxquels il croit. Comme le Fonds finance lui-même la construction des infrastructures par la vente de terrains – ces travaux-ci ont été chiffrés à quelque quarante millions d’euros en tout –, il est souverain dans ses décisions, ce qui a évité une trop grande crainte d’une campagne publique contre le projet. La mise en œuvre a débuté en 2007, les travaux concrets en 2009.
Logistique Depuis lors, les camions amènent au Kirchberg des tonnes de déblais des grands chantiers, notamment les pierres rocheuses du Tunnel Grouft, 140 000 mètres cubes en tout – ce qui a comme effet collatéral de diminuer les besoins en décharges de matières inertes, si criants il y a encore deux ans. Durant la première phase ont été attaqués les remblais sous le pont Champangs-hiel et le côté nord du boulevard Kennedy, qui sera élargi à 62 mètres sur toute sa longueur pour pouvoir notamment accueillir le tram. Le pont rouge devra d’ailleurs être élargi lui aussi, les premières études de faisabilité ont déjà eu lieu, mais ça, c’est encore une autre histoire.
Dès le printemps prochain, commenceront les remblais en face du bâtiment Schuman et dans la rue Niedergrunewald ; l’année 2012 sera consacrée aux travaux de construction des nouvelles routes. « Le plus difficile pour nous est de toujours garantir un trafic fluide et l’accès à tous les bâtiments durant tout le chantier, » explique Edouard Fritz, ingénieur du bureau Arcoop pour le Fonds. Les hôtels, les bâtiments administratifs, voire les chantiers à venir, notamment des nouveaux bâtiments des institutions européennes, doivent être accessibles à tout moment, donc les déviations doivent être organisées de sorte à ce que cela puisse être garanti. Même si le bruit des machines, la poussière et les déviations font grincer des dents.
Écologique À l’arrivée, la porte d’entrée du quartier ne se situera plus à la hauteur des deux tours A et B, mais bien avant, juste derrière le pont. Là où l’on traversait jadis le pont de la Champagnshiel, des-sus ou dessous (pour rejoindre la rue Niedergrunewald), il y aura un Belvédère verdoyant, sous lequel se cachera un bassin de rétention des eaux de pluie et au-dessus duquel les autobus touristiques auront à leur disposition un dépose-minute, pour faire descendre le public du Mudam, qui pourra ensuite se balader à travers le parc pour rejoindre le musée. Qui, à l’occasion, pourra même y exposer des œuvres en guise de signal d’appel.
Le paysagiste Peter Latz, un habitué du Kirchberg, a été chargé du traitement du paysage, en vue de vraiment valoriser ce parc à l’entrée du plateau. Tout le tracé du tram au Kirchberg, avec ses sept stations prévues, aura sa propre esthétique, avec notamment des plates-formes engazonnées. Le boulevard sera longé de plusieurs rangées d’arbres, une par voie, on le voit déjà à la fin de la route, à la hauteur du cinéma. En outre, dans un souci écologique général, le Fonds a arrêté l’utilisation de produits chimiques pour ses parcs et verdures.
Pratique La redéfinition du boulevard et des routes a aussi comme conséquence que de nouvelles réserves foncières peuvent être exploitées, le carrefour Bricherhaff en est un bel exemple. Porte de l’Europe, ce sera le cas devant la tour B, en face de la Philharmonie, à l’emmanchure de la rue du Fort Niedergrunewald. Le Fonds Kirchberg veut y installer un autre bâtiment, qui pourrait, selon les premières esquisses, prendre la forme d’une tour avec un parterre à l’horizontale consacré au commerce, peut-être une supérette. Une consultation d’urbanisme sera lancée cette année encore, car, comme l’écrit le président du Fonds, Patrick Gillen, dans le rapport annuel : « Il est important dans ce contexte de charnière entre deux quartiers entièrement différents, d’étudier avec précision la répartition des fonctions complémentaires habitat, commerces, bureaux, espaces urbains ». Ce complexe sera facilement accessible par tram, dont un arrêt se trouvera juste à ses pieds.
Étatique Si les projets des institutions européennes dans le quartier européen nord deviennent de plus en plus concrets – un nouveau bâtiment Jean Monnet pour la Commission européenne, une troisième tour pour la Cour de justice, une deuxième extension pour la Cour des comptes, un nouveau bâtiment pour le Parlement européen –, le futur proche de la place de l’Europe est moins clair. Certes, le destin du Héichhaus, avec son nouveau centre de conférences, est désormais connu, il abritera, à côté du Conseil des ministres européens durant trois mois par an, le ministère du Développement durable et des Infrastructures à partir de l’année prochaine.
Mais qu’adviendra-t-il du bâtiment Schuman lorsque le Parlement européen le quittera définitivement, ce bâtiment dont l’architecture des années 1970 marque très fortement de son esthétique un peu poussiéreuse cette entrée au Kirchberg, maintenant que l’on sait que ce ne sera pas la Bibliothèque nationale par Bolles [&] Wilson ? Motus et bouche cousue jusqu’ici, sur tous les plans et toutes les maquettes que l’on peut voir au siège du Fonds Kirchberg, les volumes et formes imaginées se suivent et ne se ressemblent pas.