« Perception ». Tel pourrait être la caractéristique principale du projet qui a été réalisé et inauguré récemment au Château d’Useldange. En effet, il s’agit d’un circuit didactique spécialement adapté aux malvoyants et non-voyants.
Sous la responsabilité du Service des sites et monuments nationaux (SSMN) et du ministère de la Culture, ce projet avait été lancé dans les années 1990. Son caractère innovateur lui a valu le titre « projet pilote » mis en œuvre sous les auspices de l’Unesco. Avec ses 16 stations, l’itinéraire culturel pour handicapés de la vue traite le patrimoine d’une façon holistique en situant celui-ci dans les contextes historiques.
Si l’idée initiale était de rapprocher une catégorie de gens à qui normalement l’accès est limité à la culture, le projet peut aussi bien être un enrichissement pour les voyants.
Alors que la vue est le sens que nous utilisons sans doute le plus dans notre quotidien, nous ne nous rendons plus compte de la chance que nous avons de pouvoir nous y fier. Dans notre course en avant, nous oublions souvent d’être conscients de ce que nos sens nous transmettent. Ainsi, l’itinéraire peut être un exercice de conscientisation.
C’est par le toucher et l’odorat que l’on peut « voir » aussi. Une ballade à travers le jardin médiéval par exemple avec ses fleurs et légumes, ses fruits et épices, peut être vécu par les voyants comme une stimulation et un enrichissement sensuel. De même, pour les connaissances qui sont véhiculées d’une façon alternative et vivante. On ne lit pas seulement des textes explicatifs mais on parcourt avec ses doigts des panneaux en relief représentant le Moyen Âge. Alors que le circuit autour du bourg d’Useldange rentre dans le cadre de la démocratisation de la culture pour les non-voyants et les malvoyants, il est aussi une aventure sensuelle pour les voyants.
Mais tout n’a pas été aussi rose. Nombreux ont été les voix qui ont critiqué ce projet jugé trop cher. 7 464 000 d’euros pour la restauration d’un château et d’un sentier peuvent choquer. Surtout en ces temps de crise.
« Dix ans en arrière, les choses étaient encore plus faciles au ministère » avance le directeur du SSMN, Patrick Sanavia. Les détails budgétaires n’étant pas accessibles au public, le service responsable avance que 1,31 million d’euros, sur les sept millions et demi, étaient dédiés à la partie didactique. Il reste au citoyen de deviner ce qui s’est passé avec les six millions d’euros restants. On ne peut que supposer qu’ils sont rentrés dans tout ce qui est restauration et rénovation du site.
Et bien, en allant sur le site, le budget ne surprend plus. À la vue de l’ascenseur en verre, des escaliers métalliques dans les deux tours, du pont en acier et des autres matériaux utilisés, on ne s’étonne plus. Décidément, on a l’impression qu’ici on a choisi la crème de la crème des matériaux et que ce site devrait être une vitrine témoignant du caractère avant-gardiste du Luxembourg. Si le site témoigne de quelque chose, c’est bien de l’insouciance financière dans laquelle nous vivions dans les années 1990.
490 000 euros ont été dépensés pour les moyens spécifiques à la perception des malvoyants et non-voyants. Ce sont 6,5 pour cent du budget total qui ont permis d’adapter un site culturel aux handicapés de vue.
Il est évident que ces moyens très spécifiques sont chers payés. Si l’on veut rendre perceptible des poissons et des oiseaux moyenâgeux à des malvoyants et non-voyants, si l’on veut leur rendre « visible » des scènes de village et de vie domestique ainsi que des personnages représentatifs du Moyen-Âge, il faut avoir les moyens consécutifs. Ainsi des poupées en cire, habillées en costumes médiévaux en lin sont censées plonger le visiteur dans le contexte historique. Et si on veut adapter un terrain accidenté à des chaises roulantes et si l’on veut guider l’aveugle à l’aide de mains-courantes en inox avec des plaques marquantes en relief, il faut prévoir assez de sous.
Aussi louables que soient les efforts pour rendre toute une culture, toute une époque historique perceptible aux handicapés de vue, à la vue des poissons et des oiseaux moyenâgeux, on ne peut s’empêcher d’interroger la nécessité de toucher ces animaux en métal pour se sentir comme au XIIe siècle.
En étant sur le site, on a l’impression qu’on est en face, non seulement d’un exemplaire d’une certaine mentalité luxembourgeoise des années 1990, pendant lesquels on ne se souciait pas trop du budget mais plutôt de prestige. Mais on a a aussi l’impression qu’ici il s’agit de quelque chose de singulier. Le chemin qu’on prend pour visiter le donjon, la tour carrée, la crypte archéologique et le jardin vous montrera ou plutôt vous allez y percevoir la singularité sinon le caractère innovant de ce projet. En effet, Useldange était devenu « le lieu propice à une nouvelle expérience » selon les termes du Service des sites et monuments nationaux (présentation du projet).
On pourrait être amené à croire que le Luxembourg dans sa mentalité « de luxe » se voulait lieu de prestige. Ou que le Luxembourg ne savait, de nouveau, pas dépenser modérément. L’idée remonte aux années 1990 lorsque l’Union européenne lançait une campagne voulant rendre la culture plus accessible aux handicapés. Il semble même qu’il n’y a pas de date exacte du début du projet ; la direction du SSMN avançant que probablement c’était vers la fin des années 1990.
Du coup, la ministre de la Culture, Erna Hennicot-Schoepges, avait pris l’initiative. De concert avec le directeur du SSMN, Georges Calteux, ils proposaient le site du bourg d’Useldange. Celui-ci n’étant pas encore restauré, l’occasion allait se présenter.
Quelques voix osaient interroger le choix du site, s’agissant du village natal du directeur du SSMN. Un journaliste du quotidien Tageblatt, Carlo Kass, écrivait alors des propos critiques à son égard. Y aurait-il des hauts fonctionnaires qui dépensaient trop genereusement les impôts des citoyens? Mais surtout faisait-il connaître les conclusions d’une expertise par le « comité permanent du Château-Gaillard », une organisation internationale traitant des bourgs médiévaux. Le choix du site d’Useldange serait totalement érronné. Ils déconseillaient la restauration du site tout court, parlaient d’une mauvaise planification archéologique en ce qui concernait la crypte et trouvaient scandaleux le fait d’ouvrir une brèche dans les murs des deux tours pour les lier par un pont. Il fallait « arrêter le plus vite possible le projet écouré avant de dilapider encore plus d’argent ».
Incompréhensible alors la réaction de Georges Calteux qui se plaignait des « actes que je trouve grave » (citation d’une note interne au ministère et au SSMN), ces actes étant une décision d’un employé du SSMN qui avait ordonné aux travailleurs de fermer la brèche.
Le pont est là aujourd’hui. Dans toute sa magnificence. Nous le devons sans doute à Georges Calteux qui s’obstinait à finir le projet. Car, étant retraité depuis 2004, le ministère lui avait confié la mission d’accomöagner le projet. Ne pouvait-il pas lâcher prise ? Ne voulait-il pas abondonner ce projet qu’il voyait sans doute comme son bébé ? La direction du SSMN avance qu’il s’engageait comme bénévole.
Aussi, le 28 octobre 2009, un député du groupe libéral, Fernand Etgen, demandait, dans une question parlementaire, à la ministre de la Culture, Octavie Modert, pourquoi le projet traînait. Il cherchait également à connaître l’enveloppe financière totale du projet, les montants engagés, exercice par exercice, les articles budgétaires sur lesquels ils sont imputés. La ministre n’a donné aucun chiffre mais a répondu d’une façon évasive aux questions, pourtant, clairement formulées. La gestion des fonds financiers étatiques prend désormais une saveur d’opacité. « En gros, je n’ai pas reçu de réponse à ma question » confirme le député Fernand Etgen.
« Le montant du budget restant tout juste dans les limites des sept millions et demi, seuil en dessus duquel il faut faire une loi, le contrôle du parlement n’est pas chose aisée », avance la député du groupe libéral, Anne Brasseur. Le budget est amputé sur les crédits ordinaires, ce qui fait que les dépenses n’ont pas besoin d’autorisation. La transparence en souffre. La difficulté qu’ont les citoyens à voir clair dans les affaires de l’Etat se prolonge ici chez les députés.
Le directeur du SSMN, Patrick Sanavia, avance que, vu le cumul de projets que le SSMN gère, il est normal qu’un projet prenne dix à vingr ans pour être réalisé et qu’il y en a d’autres qui prennent plus de temps encore.
Pour la gestion des fonds, hélas, rien n’est clair. Ce que le citoyen a le droit de savoir, c’est qu’on est resté dans les limites des sept millions et demi, ce qui permet de lancer un projet sans devoir faire une loi. Et que, dans un moratoire, vers 2004-2005, c’est-à-dire quand le projet était déjà en cours depuis des années, on avait revu les comptes et on s’était dit que l’on pouvait et devait rester dans les sept millions et demi. Pour ce qui était initialement prévu, il semble que dans les années 1990, on ne faisait pas de tour de vis clair et net sur les dépenses programmées et que, tout ce qui était clair, c’était de rester en dedans des sept millions et demi.
La question que l’on peut se poser maintenant est celle de la rentabilité du projet. Est-ce que les sept millions et demi vont avoir leur équivalent en termes de visiteurs, d’attrait touristique, de développement local ?
Il est trop tôt pour tirer un bilan. Les doutes sont légitimes. Car si l’ouest du pays et la région de Redange en particulier sont les moins touristiquement exploités du pays, et si les gens demandent que l’on fasse aussi quelque chose pour leur région, il n’est pas dit que les touristes vont maintenant affluer à Useldange ou dans la région de Redange.
Que les responsables de la commune apprécient l’investissement n’étonne pas. Dans leur conseil communal du vendredi 18 juin, il a été décidé qu’un poste sera créé spécialement pour la promotion et la gestion du site.
La culture, mais à quelle prix ? Même si le site vaut sans doute la peine d’être visité et que combiné à une ballade dans les forêts et les prés de la région, cela peut faire un chouette dimanche après-midi, le projet a un arrière-goût amer. L’on peut s’interroger sur la transparence de la gestion financière étatique ainsi que sur la nécessité d’investissements en culture de montants pareils.
Elise Schmit
Catégories: Luxemburgensia, Politique culturelle
Édition: 08.07.2010