Parmi les mille et une questions qui se posent au Luxembourg, celle de « loger suffisamment de monde » (qui n’est déjà pas une mince affaire) mériterait grandement d’être complétée par celle de « développer le logement aux endroits les plus appropriés du pays ». Car les évolutions démographiques des dernières décennies, qui ont dépassé toutes les projections, ont profondément modifié le territoire luxembourgeois selon un schéma « non cohérent » provoquant mitage territorial, rurbanisation, (ultra)spécialisation fonctionnelle, faible recours aux transports en commun, artificialisation des sols, etc. Penser le futur du logement, ou le futur en général, n’ira donc pas sans une réflexion visant à sortir les stratégies d’aménagement du territoire du Luxembourg d’une forme de « malédiction d’être inopérantes », alors qu’elles ont pourtant de longue date, sur le papier au moins, anticipé les travers d’un développement territorial diffus et sans cesse appelé à planifier davantage.
Ne pas injurier l’avenir
Il est devenu un lieu commun d’associer la croissance éco-démographique à certains effets indésirables visibles sur le plan territorial, comme les bouchons, les prix du logement, ou l’imperméabilisation des sols. Pour autant, il ne faut pas négliger le rôle que la sous-estimation chronique des évolutions démographiques, couplée à la difficulté (non moins chronique) de concrétiser les différentes stratégies d’aménagement du territoire, a pu jouer sur la démultiplication des externalités négatives d’un essor économique pourtant tiré par le secteur des services. Dit autrement, il n’est pas interdit de se demander si vivre plus nombreux et plus riches au Luxembourg n’aurait pas pu se faire avec moins de conséquences négatives si tout cela avait été mieux planifié. Les interactions entre le modèle territorial et le modèle économique national sont en effet complexes et une étude approfondie de ces dernières nous interdit de réduire a priori le débat prospectif luxembourgeois à une équation mécanique entre d’un côté la poursuite de la croissance et de l’autre la préservation d’un modèle territorial soutenable.
Une nécessaire vision territoriale à long terme pour le Luxembourg
Il deviendrait donc urgent de se concentrer sur les voies et moyens de rendre plus cohérente « l’organisation territoriale » de la croissance démographique qui pourrait perdurer en cas de bonne fortune, car la poursuite du schéma de développement actuel est incompatible avec un Grand-Duché qui tend vers le million d’habitant. Dans un scénario « au fil de l’eau », le Luxembourg pourrait en 2050 héberger près d’1,1 million d’âmes. Afin de rendre possible une telle évolution, pourtant encore fort éloignée d’un scénario à la « Singapour-sur-Alzette », de sensibles adaptations du modèle de développement territorial devront être opérées. Il sera indispensable de maximiser le potentiel de l’ensemble des communes prioritaires qui devront concentrer une part plus importante de la croissance démographique, impliquant de profondes transformations sur le plan de l’aménagement. En particulier, les trois Agglos du pays devront opérer une importante mutation en trente ans. L’AggloLUX devrait être étendue et densifiée pour accueillir autour de 380 000 habitants (contre 211 000 aujourd’hui). L’AggloSUD devrait également se développer sensiblement autour de ses principaux pôles (et de son potentiel transfrontalier) et pourrait être amenée à accueillir environ 150 000 habitants supplémentaires (soit 330 000 au total en 2050). L’AggloNORD pourrait être amenée à s’approcher des 50 000 habitants (26 000 aujourd’hui), en s’appuyant notamment sur le continuum urbanisé dont elle dispose jusqu’à Colmar-Berg.
Les centres de développement et d’attraction (CDA) ruraux ainsi que d’autres communes prioritaires devront accueillir davantage d’habitants que dans le scénario tendanciel (Wiltz, Steinfort, Junglinster, Rédange et Mondorf). Dans ces espaces, comme dans les trois agglos, de nouvelles centralités urbaines devront être créées, ce qui pourrait impliquer que certains villages dans les périphéries proches des centres se muent en véritables petites villes. Le potentiel de développement transfrontalier du territoire sera également une clé pour parvenir à construire un modèle territorial cohérent. À l’opposé, l’urbanisation des secteurs ruraux devra être freinée pour éviter la périurbanisation et ses conséquences négatives, en allant jusqu’à réduire par endroits le potentiel constructible actuel au bénéfice des espaces prioritaires.
De nouvelles formes d’urbanisme
La manière de développer les ensembles urbains devra également faire l’objet d’évolutions importantes au cours des trois prochaines décennies. La consultation « Luxembourg in Transition » menée récemment constitue un référentiel important en la matière. En particulier, les schémas proposés pour faire muter certains espaces d’activités monofonctionnelles en véritables quartiers mixtes, mais aussi pour renforcer la mixité, la densité et la qualité de vie des espaces déjà urbanisés, méritent une attention particulière. La réalisation concrète d’une telle vision territoriale obligera à résoudre certains problèmes récurrents de l’aménagement du territoire au Luxembourg, au premier rang desquels l’absence de caractère transversal de ce champ politique débouchant sur une mauvaise articulation (voire une incohérence) entre les planifications nationale et communale, la difficulté à mobiliser les espaces disponibles, les nombreuses contraintes freinant l’urbanisation aux endroits appropriés, ainsi que la difficulté à maîtriser un développement cohérent de l’espace transfrontalier autour du pays.
Un meilleur alignement des stratégies passera par un renforcement du pouvoir de l’aménagement du territoire, mais appellera également une plus grande implication des acteurs communaux, des décideurs et de la société en général qu’il faudra convaincre du caractère impératif du nouveau modèle de développement territorial luxembourgeois. Il pourrait en outre être nécessaire de favoriser les fusions et les coopérations des communes appartenant à des espaces à enjeux partagés. Cela pourrait notamment se faire par une révision des modalités du financement communal actuel. Les rapprochements et fusions seront particulièrement cruciaux dans les trois principales Agglos du pays. Étant donné que les communes ne disposent pas toujours de compétences techniques et juridiques suffisantes en matière d’urbanisme et de planification territoriale, elles pourraient également être incitées à se regrouper pour créer des agences intercommunales d’urbanisme et de planification territoriale.
Quelques idées (bien)venues de Suisse à explorer
Dans le but de rendre plus opérantes les politiques d’aménagement du territoire, il pourrait être envisagé de préciser leur rôle transversal dans la Constitution et de renforcer le pouvoir opposable des lois concernées, même si ce type d’évolution doit toujours être abordé avec une main tremblante. La Suisse pourrait à cet égard servir d’exemple à étudier : sa Constitution donne à la Confédération la compétence de légiférer en matière d’aménagement du territoire, elle définit les compétences entre les différents niveaux institutionnels (Confédération, Cantons, Communes), précise selon quelles conditions une loi peut restreindre les droits fondamentaux, par exemple le droit de propriété, avec un principe de proportionnalité de la mesure. La Constitution suisse garantit par ailleurs l’autonomie communale, elle énonce la notion d’agglomérations urbaines et de régions de montagne et permet d’introduire des mesures de protection de l’environnement.
Pour faciliter la mobilisation de terrains nécessaire à la réalisation de projets d’intérêt général, il serait opportun de renforcer le poids de l’utilité publique dans le droit luxembourgeois. En Suisse, les restrictions du droit à la propriété sont possibles, mais doivent être fondées sur une base légale, justifiées par un intérêt public et proportionnées au but visé. Cela implique dans la pratique que lors de conflits d’usage, les intérêts publics et privés soient tous deux mis dans la balance, tout en renforçant l’obligation de compensation en cas de restriction de la propriété. Un fonds de financement alimentant d’éventuelles compensations financières découlant de changements d’affectation moins avantageux de terrains apparaît comme approprié. Dans le but d’alimenter ce fonds, il pourrait être envisagé de mettre en place une contribution exceptionnelle au titre du changement d’affectation de terrains générant pour le détenteur une plus-value.
Boîte à outils
Face au constat qu’une partie importante des terrains constructibles du pays ne se trouve pas à des endroits « appropriés », alors qu’à d’autres endroits qui le sont, les volumétries de construction permises pourraient être plus importantes, des mécanismes permettant une certaine flexibilité pourraient être envisagés. Pour cela, des outils de transfert des droits d’urbanisation et de construction de terrains moins adaptés vers des terrains plus adaptés, tout en faisant bénéficier proportionnellement les propriétaires des terrains moins adaptés et reclassés de la plus-value résultante du transfert, constituent probablement une voie à suivre. Ce type d’outil mentionné dans le projet de Programme directeur d’aménagement du territoire 2023 impliquerait dans la pratique des moyens administratifs et techniques importants et des dédommagements.
D’autres mesures devront être débattues dans un avenir proche, comme inciter davantage les communes à investir dans le logement social, réfléchir à un dispositif permettant de garantir un minimum de surfaces construites à des fins de développement d’activités pour la mixité fonctionnelle des quartiers, utiliser davantage la fiscalité pour favoriser la mobilité durable, accélérer la mise en œuvre des outils prévus pour lier le classement de terrains en zone constructible à leur utilisation effective, évaluer le caractère contraignant de l’impôt foncier de mobilisation, la taxe sur les logements vides, prévoir des incitants fiscaux à l’investissement locatif (sous conditions), faciliter le volet procédural pour le développement des projets, mieux utiliser l’outil de plan d’occupation des sols (POS) et le réformer si nécessaire, passer des conventions bilatérales avec les pays voisins pour des projets de territoires transfrontaliers, créer de nouveaux fonds dédiés à la coopération transfrontalière… L’avenir ne saurait être injurié, mais il doit être préparé !