La question ressentie au Luxembourg comme la plus préoccupante dans les sondages, les médias et les conversations est celle du logement. Plus d’un tiers des résidents se sentent directement touchés par sa rareté et sa cherté. Elle rend en outre patente de nouveaux développements sociétaux : la concentration du foncier par des groupements économiques résultant de stratégies développées sur des décennies, la croissance des inégalités, les servitudes biographiques des non-propriétaires et la précarité curriculaire de la majorité des citoyens face à la hausse des loyers et des taux d’emprunt.
Lors des interviews au passage de l’année, les prises de parole des grands patrons tout comme des représentants du gouvernement et de la politique ont donc gravité autour de la crise du logement. D’autant plus que celle-ci est sur le point de verser dans une crise immobilière avec le recul des ventes en état futur d’achèvement (Vefa), la chute de la construction de logements nouveaux, les faillites et les risques de faillite dans le secteur de la construction. Le ton général n’a en tout cas guère été rassurant. C’était plutôt un déploiement général des grandes batteries. Cette convergence du ton ne relevait pas du hasard. Elle rendait tangibles des changements socio-historiques profonds en cours, dont l’impuissance – ou la mauvaise volonté – de l’État démocratique à parer à un processus qui pourrait limiter à terme les droits fondamentaux de ses citoyens ordinaires.
Le premier à réagir fut Roland Kuhn, un des dirigeants de la Fédération des artisans, mais aussi grand acteur de la promotion et de la construction dont l’entreprise fait désormais partie du groupe Giorgetti, détenteur d’une part importante des meilleurs terrains constructibles du pays. Kuhn revendiqua entre autres la création d’un fonds public de rachat des projets privés « en suspens », la réintroduction du taux de TVA super-réduit de trois pour cent pour la création de logements locatifs et le rétablissement de l’amortissement accéléré de six pour cent, prônant une sorte de retour maximaliste au statu quo ante, tout bénef pour les investisseurs, avec en prime une assurance tous risques aux frais des finances publiques pour les projets faillis des minor players.
Quelques jours plus tard, Marc Giorgetti, co-dirigeant du groupe Giorgetti, s’exprime face au Land. Son entreprise ne produit pas de logement abordable, mais du haut standing pour des investisseurs. Le marché de la location, qu’il juge « stable » malgré la hausse des loyers, serait la solution à la crise du logement. Le locataire ira habiter là où il pourra payer le loyer : « Et s’il ne peut plus payer le loyer, il se cherchera quelque chose de plus petit. » Les « grands » du secteur, apprend-on, sont convaincus qu’ils passeront la crise sans encombre. S’ils n’ont pas repris les projets de leurs petits concurrents en difficulté, c’est qu’il n’y a pas eu d’accord sur le prix. Pas plus qu’il y en a d’ailleurs eu jusque-là avec le ministère du Logement, lui aussi intéressé. Car les petits promoteurs ne veulent pas lâcher les terrains, leur dernière carte à jouer, mais juste les murs dont ils n’arrivent plus à achever la construction.
Michel Reckinger, président de l’UEL mais aussi directement affecté par la crise immobilière en tant que dirigeant d’une importante entreprise sous-traitante du secteur, estime début janvier, dans une interview avec le Wort, que l’accès à un logement abordable pour les « ménages financièrement plus faibles » relèverait de la responsabilité de l’État, et non du secteur privé par définition toujours à la recherche du projet le plus profitable. Si l’État a échoué dans sa mission de construire suffisamment de logements sociaux, c’est qu’il a confié ses projets au Fonds de Logement et à la SNHBM, au lieu de recourir au secteur privé qui serait tout à fait capable de fournir les mêmes prestations au même prix que ces sociétés publiques dépassées par l’ampleur de la demande.
François Mousel, le futur patron de PWC qui a l’oreille du Premier ministre pour les affaires économiques, a tenu dans les colonnes du Land des propos encore plus directs sur la crise du logement, qui constitue, à ses yeux, un des grands obstacles au recrutement de nouveau personnel pour la place financière : « On ne s’attend plus à ce que le problème de l’immobilier soit résolu pour définir la stratégie de notre entreprise. On part du principe qu’il ne sera pas résolu. » Dans cette gifle assénée au gouvernement, Mousel recourt au pronom indéfini « on », suggérant que son jugement est porté par sa firme qui est un acteur majeur dans l’élaboration des normes et du code du capital qui régissent la place. Avec, à la clé, des délocalisations s’il n’était pas vraiment entendu.
C’est comme si le code du capital, qui transforme, par le biais du droit, tout en capital au bénéfice de ceux qui savent le manier, entrait au Luxembourg dans une nouvelle phase de son emprise. Comme s’il s’affirmait plus ouvertement et plus brutalement en termes de gouvernance face à la population. Que les enjeux les plus visibles en soient le foncier et l’immobilier n’est pas un hasard. Le Luxembourg, devenu une place financière avec des activités censées ubiquitaires et immatérielles qui devaient libérer son économie des affres du lien foncier et de la localisation de la production industrielle de l’époque sidérurgique, est désormais le théâtre d’un retour de feu spectaculaire du tout-foncier atavique de ses origines. En amont, ces dernières années ont vu l’émergence de conglomérats et d’investissements immobiliers aux formes juridiques multiples. Le rush actuel sur le foncier se déroule sous les auspices de cette même place financière dans un contexte de guerre et d’inflation qui sont les ennemis mortels du cash, tout comme la pierre en est l’amie tant qu’elle reste debout. La course vers le foncier a cependant créé une situation paradoxale. D’un côté, elle bénéficie souvent à ceux qui définissent ces nouvelles règles. De l’autre côté, elle induit une pénurie de main d’œuvre qualifiée, sans laquelle les grandes firmes de la place ne peuvent pas fonctionner, mais qui ne l’est pas assez pour être éligible au statut fiscal privilégié d’« impatrié ». Bref : la crise du logement grève la croissance de l’économie et accentuera les effets inégalitaires induits par la place financière depuis des décennies.
En résonance avec ces propos patronaux, qui ne sont pas identiques en termes d’intérêts, Xavier Bettel a livré dans ses interviews de fin d’année sa synthèse. Il a développé un nouveau discours économique. Chez RTL-Télé, il a annoncé un changement de cap sur la question du logement : « Ech hunn och ëmmer geduecht, et muss ee kucken, datt d’Leit eng Wunneng kënne kafen. Et ass eng Realitéit, datt ganz vill Leit sech keng Wunneng kënne kafen. » C’est la fin d’une illusion qu’il avait lui aussi entretenue en dépit de l’inaction gouvernementale et des tendances lourdes des trente dernières années. Le gouvernement ne pourra/voudra rien changer au fait qu’un nombre de plus en plus important de résidents seront des locataires à vie, avec la pression financière et les dépendances que cela représente sur leurs biographies.
Le Premier ministre s’engage par la suite dans une plaidoirie pour la place financière et explicitement du statut spécial de ses cadres : « On critique aussi le fait que les gens ne paient pas assez d’impôts. Or des études sont venues démontrer que c’est une minorité qui paie la plus grande part des impôts. Il ne faut pas faire fuir ces gens. D’importantes recettes fiscales sont générées par le secteur de la finance. Je tiens à rappeler que le Luxembourg n’a pas toujours été le pays que l’on connaît aujourd’hui. Il est important de rester attractif. »
Bettel s’aligne d’abord sur le métarécit véhiculé par tous les acteurs liés de près ou de loin à la gouvernance de la place financière, qui fait de celle-ci le centre nourricier du pays. Mais Bettel ajoute un nouvel et dangereux élément à ce métarécit : Le contraste entre les nationaux qui critiquent la place financière et les talents étrangers qui la font prospérer. Il va jusqu’à projeter sur une catégorie bien particulière de personnes, les impatriés et les cadres de la place financière, toutes sortes de vertus, dont il insinue l’absence chez ses concitoyens. Ils ont envie d’aller travailler, ils sont motivés, ils ont de l’argent, ils le dépensent et paient aussi l’impôt. Mais pas le triple de ce qu’ils paieraient à l’étranger, lance-t-il, avec indignation. En se référant à l’analyse du Conseil économique et social sur les données fiscales de 2021, qui dit entre autres que « 4,5 pour cent du total des ménages contribuent à 43,2 pour cent des recettes au titre de l’impôt sur le revenu (classes de revenu 130 000 EUR à >1 000 000 euros) », Bettel suggère que ne pas se plier aux exigences de ces 4,5 pour cent des ménages, par ailleurs loin d’être tous des impatriés ou cadres de la place financière, pourrait compromettre la compétitivité du pays.
Dans son interview de fin d’année chez Reporter, la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), place les exonérations – par nature foncièrement inégalitaires – dont bénéficient certains personnels de la place financière au centre de l’intérêt général. D’un côté, elle dit « non » aux revendications des promoteurs de réintroduire l’amortissement accéléré de six pour cent pour les biens immobiliers neufs au nom du « compromis » qui l’a fixé en 2021 à cinq pour cent. Mais quand les journalistes lui demandent comment le « régime impatrié » peut se justifier sous l’angle de l’équité fiscale, elle recourt à une métaphore qui laisse rêveur : « Man sollte nicht Äpfel mit Birnen vergleichen. Wir haben diese Maßnahmen verstärkt, weil viele Unternehmen sagen, dass sie Mühe haben, Talente in Luxemburg zu halten und anzuziehen. Da stehen wir im Wettbewerb mit anderen Finanzplätzen. » Et elle ajoute : « Die Regierung macht sehr viel, um Bedürftige zu unterstützen. Und genauso wichtig ist, die Wettbewerbsfähigkeit zu erhalten. » En invoquant les « poires et les « besogneux », Backes adopte elle aussi une posture comminatoire à l’égard de la majorité de l’électorat luxembourgeois en lui rappelant à quelle mangeoire il se repaît.
Le grand narratif politique au Luxembourg, et cela est un fait nouveau, évolue ainsi par glissements progressifs vers un discours explicitement inégalitaire récurrent et assumé chez ceux qui remplissent ou briguent des fonctions pas seulement de gouvernement, mais aussi de gouvernance, tous secteurs confondus. Ainsi, les pratiques exonératoires, régies par des circulaires (parce qu’il y avait quand même un peu de gêne), sont depuis 2020 l’objet d’une loi qui a eu l’aval de toutes les institutions impliquées. Dans le contexte d’une culture fiscale qui désormais affiche et revendique son caractère inégalitaire, l’entendement de la démocratie qui sous-tend toutes ces déclarations de fin d’année tend à correspondre plutôt à ce que l’on entend par « oligarchie de fait » : Une société dont le régime politique est constitutionnellement démocratique, mais dont les orientations gouvernementales sont définies par une petite partie de la société. Dans le cas particulier du Luxembourg, la minorité mise en exergue par les discours de gouvernance, qui dépasse de loin le cercle des impatriés, est celle qui s’est lancée sans vergogne dans l’accaparement néo-féodal du foncier, la course à toutes sortes d’éxonérations fiscales et d’autres formes de sécurisation et d’expansion de son patrimoine au moindre coût, encouragée en cela par la place financière, les excédents de liquidités , l’attrait de la valeur-refuge « pierre » et la recodification du capital que la politique est prête à confirmer.
Dans ce sens, le rôle des acteurs politiques a changé : Leur compétence particulière est la connaissance du terrain et de la clientèle volatile qu’ils rassemblent et orientent sur des périodes de plus en plus courtes. Ils n’ont plus l’ambition d’aborder la gouvernance par un discours centré sur l’intérêt général, sur l’égalité devant la loi et sur le compromis social. Non, le discours politique explicite est en profonde mutation. Le rôle des acteurs politiques consiste à filtrer les désidératas des plus grands contributeurs fiscaux, qui ne vont souvent pas dans le même sens, en fonction de leur faisabilité politique. Ils développent ensuite un narratif qui insiste sur le caractère indispensable de cette minorité et l’évidence de ses désidératas finalement retenus. En résulte une démarche politique « réaliste » ou du « moindre mal » sur fond d’inégalités croissantes, notamment patrimoniales, dont l’effet est adouci par une redistribution compensatoire qui multiplie les revenus d’appoint dont la part croît dans le budget des ménages des huit derniers déciles de revenu. En l’absence d’un débat public sur ses conséquences, ce type de gouvernance semble passivement accepté par la majorité de l’électorat. Il est vrai que les boucliers sociaux historiques de la démocratie luxembourgeoise – social-démocratie, démocratie sociale-chrétienne, grands syndicats – ne fonctionnent plus de la même manière depuis l’effritement des milieux cohérents qui les portaient et qu’ils représentaient. Le retour de Luc Frieden en est le dernier symptôme.